Économie de marché et inconscient
Économie de marché et inconscient : d’un Autre à l’autre
Jan Horst KEPPLER
1/ Contexte
Ce travail se nourrit de deux sources. D’un côté d’un master recherche en psychanalyse à Paris VII-Denis Diderot avec Markos Zafiropoulos et Paul-Laurent Assoun, et de l’autre des travaux dans l’histoire de la pensée économique sur Adam Smith. Les deux sources ont leur origine commune dans une conviction qui appartient à une autre vie dominée par la littérature et la sémiotique. Cette conviction est que la rupture des discours littéraires à la fin du 18e siècle, pour simplifier à l’extrême, la rupture entre le classicisme allemand et les Lumières françaises d’un côté vers un « sensibilisme » et divers romantismes de l’autre était le symptôme d’une restructuration psychique qui accompagne à la fois l’établissement d’une société de marché et les débuts d’une névrotisation qui donnera cent ans plus tard le matériel clinique nécessaire pour la psychanalyse.
De manière très primaire, c’est une période historique difficile pour les avatars physiques et imaginaires du père symbolique, roi, seigneurs et le Dieu de l’église. Il s’y joue dans un certain sens le remake du meurtre du père de la horde originaire qu’instaure une étape de refoulement supplémentaire. Cette étape, décrit en grand détail par Adam Smith, écarte l’Autre, qui chez Smith s’appelle le « spectateur impartial » en tant que référence normative directe pour établir les structures psychiques implicites qui président à un « inconscient construit comme un langage » et les normes légales explicites qui organisent la société de droit et l’économie de marché.
L’inconscient qui s’active dans le rapport transférentiel avec un analyste qui prend la place d’un Autre du langage, serait ainsi indissociable de l’émergence d’une économie de marché. Notre double hypothèse est alors qu’il est impossible (a) de penser les fondements psychiques d’une économie de marché sans postuler l’existence d’un inconscient et (b) qu’il est impossible de raisonner sur un inconscient structuré sans postuler des comportements qui soient directement compatibles avec des échanges marchands ou, pour le moins, directement traductibles dans le langage de la théorie économique.
La théorie économique en tant que discipline autonome avec des ambitions scientifiques, un passage qui est indissociable du nom d’Adam Smith, et la psychanalyse seraient donc nées, pour ainsi dire, dans le même lit. Économie et psychanalyse sont les filles de la même « dialectique de la raison », qui établit des articulations entre une rationalité opérationnelle, superficielle et une dynamique pulsionnelle qui en détermine les structures et le τέλοσ mais qui est absente de toute réflexion consciente.
L’économie serait ainsi la cartographie opérationnelle et la psychanalyse la clinique de cet être passionné, pulsionnel et névrosé qu’est l’ « homo œconomicus ». Le passage des pulsions sous le crible d’impératifs identitaires, moraux et sociaux, qui ne sont plus le reflet du souvenir d’un père mort mais le résultat de processus auto-organisateurs mimétiques, constitue la base anthropologique et le moteur d’une chasse au profit sans inhibition en utilisant les moyens les plus rationnels. Il s’y joue, pour citer le titre du Séminaire XVI de Lacan[1], le passage d’un Autre à l’autre.
La structure de notre exposé est comme suit. Nous commencerons notre exposé par un survol des travaux psychanalytiques ou associés sur l’échange avec Freud, Mauss et Lévi-Strauss, présenterons brièvement l’anthropologie de l’homme économique selon Adam Smith, préciserons la structure informationnelle de ce signifiant particulier qu’est une marchandise et son lien avec l’inconscient, oserons une excursion dans les théories du fétichisme et de l’objet a pour finir avec quelques remarques sur le sujet économique.
2/ Interdit de l’inceste, exogamie et échange
Les travaux d’inspiration ou de finalité psychanalytique sur l’échange font tous état d’une ambivalence foncière. D’un côté, la participation dans un échange des mots et des marchandises dont on partage le même sens de leur utilité présuppose une entrée dans le symbolique et ainsi une soumission à la Loi de l’interdit de l’inceste et l’instauration de l’exogamie. Cette Loi est toujours associée à un tiers qui valide les échanges et garantit leur réciprocité. Ce tiers chez Freud est le totem, héritier du père mort de la horde originaire, et ancêtre théorique du « père symbolique ». Le passage de la Loi du père vers les lois progressivement plus codifiées du totem est aussi le passage d’Abel à Caïn, du chasseur errant à l’agriculteur sédentaire, de la prédation à la propriété privée et à l’échange. La progression de ce processus entre deux pôles est captée par Mauss dans son Essai sur le don dont la forme paradigmatique est le potlatch. Ce dernier doit autant à la célébration des propres mânes et l’expression d’un désir de toute-puissance dans une communion avec le hau ou le mana des choses, la part de l’Autre qu’au calcul utilitariste.
Ceci nous mène à une première hypothèse : l’échange simple naît là où un chef de la horde primitive a été supprimé dans sa personne physique mais internalisé au niveau inconscient en tant que père symbolique comme nouveau garant d’un univers symbolique et un cadre de droit institutionnalisé. Pourtant pour capter le phénomène d’une économie de marché proprement dit, c’est-à-dire d’une économie basée sur des marchandises commoditisées il faut aller plus loin. La deuxième hypothèse est alors : l’économie de marché naît là où les avatars du chef de la horde (roi, seigneur, dignitaires religieux…) ont été supprimés dans leur dimension physique et imaginaire. C’est la mort du père symbolique en tant que garant de l’univers symbolique ou la deuxième mort du père de la horde. L’économie de marché naît là où le père symbolique n’intervient plus dans la structuration directe des comportements. Dans plus d’un sens Freud parle dans Totem et tabou d’une époque qui précède la nôtre.
Il s’agit donc d’un niveau supérieur de refoulement. L’univers symbolique est alors établi par mimétisme réciproque entre pairs ou frères, une sorte de « stade de miroir » permanent et sans cesse renouvelé, qui devient la base d’une « auto-organisation ». Ses caractéristiques principales sont la commensurabilité totale des marchandises échangées, l’iconicité de la signification ainsi que la préséance de la valeur d’échange sur la valeur d’usage.
Un tel univers d’échange marchand est basé sur une équivalence codifiable, une réciprocité immédiate. Cette équivalence comporte une auto-justification de la valeur des biens échangés dans un jeu de miroirs qui est orthogonal à l’axe symbolique du père mort. Plus l’échange se détache ainsi de son contexte culturel et symbolique, plus l’acte d’échange lui-même tend à la négation soit de l’existence, soit de la pertinence de ce tiers validant.
La conception de l’échange de Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, qui est essentiellement échange de femmes, se situe entre les deux paradigmes de l’échange. Il reprend les liens entre échange, interdiction de l’inceste et exogamie esquissés par Freud. Comme chez ce dernier, l’échange et la réciprocité désignent ainsi le seuil entre nature et culture. La grande différence avec Freud reste cependant l’absence du père dans l’organisation sociale. Cette dernière est régie par un principe inné de partage et de réciprocité et portée par une fratrie qui se constitue sans référence commune à un père, fût-il mort, symbolique ou vivant. La place vide du père symbolique est remplie chez Lévi-Strauss par un devoir absolu, structurel et mécanique de réciprocité dans l’échange qui structure les sociétés dans un jeu d’équivalences et d’oppositions.
Heureusement l’axe symbolique n’est pas complètement absent dans l’œuvre de Lévi-Strauss. Dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », les grands textes marient toujours la forme et le contenu, Lévi-Strauss introduit un « signifiant flottant à valeur zéro ». La fonction de ce dernier était d’opérer en tant qu’aimant et amortisseur entre « le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. » Cette « ration supplémentaire » de signification aimante la paire signifiant/signifié pour dépasser leur incommensurabilité foncière dans chaque énonciation particulière, chaque « parole ». Lévi-Strauss précise :
« Nous croyons que les notions de type mana, aussi diverses qu’elles puissent être (…) représentent précisément ce signifiant flottant (…) En d’autres termes, et nous inspirant du précepte de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l’orenda et autres notions du même type, l’expression consciente d’une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer »[2].
Suivant Zafiropoulos nous voyons ici la source du concept du nom du père de Lacan :
« Le repérage de la valeur linguistique et inconsciente du « signifiant flottant » qui permet à la pensée symbolique de s’exercer, est (…) une élégante définition de ce que Lacan dépliera à partir de 1953 sous la notion de nom du père »[3].
Tout n’est donc pas dans la structure et dans une réciprocité mécanique. Grâce au « signifiant flottant » il peut donc y a avoir une différence entre un échange de femmes, sources – on y compte – de désir et de flottement, et un échange de marchandises qui s’épuiserait dans l’équivalence pure. On avait le soupçon qu’une femme n’était pas une marchandise, mais le jeune Lévi-Strauss avait réussi à semer le doute.
Ce qui nous intéresse, c’est le processus de désymbolisation dans l’échange de marchandises commoditisées, c’est-à-dire de biens dés-individualisés et décontextualisés, dans l’économie de marché. La prochaine étape, à laquelle nous assistons aujourd’hui en live, c’est la virtualisation de ces marchandises. Le développement d’Internet et des réseaux sociaux renforce ultérieurement le formatage de valeurs « horizontal », par récursivité répétée entre pairs, à la place d’une transmission symbolique « verticale » garantie par un nom du père. Tous les phénomènes qui touchent à la « réalité virtuelle » promeuvent cette conflagration du signifiant et du signifié, définition d’une signification iconique où le signe vaut la chose et où l’espace entre signifiant et signifié, là où se niche le désir de l’Autre, se rétrécit irrémédiablement.
Dans cette apologie de la valeur d’échange pure, l’échange n’est plus vécu comme une soumission à la Loi d’un tiers symbolisant, mais, au contraire, comme la suspension de toute castration et l’érection de la marchandise en fétiche dans un sens qui doit autant à Baudrillard et Freud qu’à Marx. C’est le passage de l’organisation sociale par la loi symbolique vers l’auto-organisation chère aux économistes. Cette dernière n’implique pas forcément l’absence de toute référence au père symbolique mais elle implique bel et bien le postulat de l’absence de sa pertinence, la perte de sa fonction symboligène, quant aux affaires sociales et économiques.
Une tâche importante de notre travail est de bien caractériser la crête entre la soumission à la Loi et l’interdit de l’inceste dans l’échange et le défi à la pertinence du père symbolique qui caractérise tout participant dans un échange marchandisé. La même tension caractérise bien évidemment tout névrosé. Nous éviterons soigneusement tout jugement moral ou politique. La transparence historique de l’esquisse freudienne, les inclinaisons corporatistes d’un Mauss, les non sequitur d’un Lévi-Strauss, les ambiguïtés d’un Smith, les sens uniques d’un Marx incitent à une prudence extrême vis-à-vis de toute nostalgie qui chercherait à confronter un âge d’or de l’échange symboligène dans le sens de Mauss à la jouissance dans un mimétisme réciproque autour d’une icône fétichisée.
« La psychanalyse comme la bonne clinique du méchant capitalisme, au service de la figure du père symbolique malmenée par les forces du marché » serait une telle vue simplificatrice dont il faut se méfier. Il s’agit à tout moment d’insister sur l’ambivalence que maintiennent échange et économie de marché entre la référence constitutive au père mort et son défi, affirmation et négation de la brisure symbolique. Les poids respectifs des deux mouvements varient avec les effets psychiques associés mais l’ambivalence constitutive de l’échange demeure.
3/ D’un Autre à l’autre avec Smith et Lacan
Adam Smith est une lecture indispensable pour saisir le double mouvement du déni du tiers validant et de sa substitution par une normativité intersubjective. Il s’agit de la transition de l’Autre vers un Autre social ou l’autre. L’Autre de l’économie de marché c’est l’autre. Ceci est parfaitement capté dans le titre du Séminaire XVI de Lacan D’un Autre à l’autre, qui commence dès les premières pages à parler d’économie. C’est un séminaire qui mériterait son propre séminaire, tellement il est important et encore peu exploité pour un discours psychanalytique de l’économique.
L’Autre du langage s’appelle chez le Smith de la Théorie des sentiments moraux (1759) le « spectateur impartial ». Le mécanisme coordinateur des autres s’appelle le mécanisme de la sympathie. Ce dernier est un processus de recherche d’appréciation sociale sur fond de mimétisme réciproque qui aboutit à une recherche de la maximisation de la richesse.
Smith présente les deux processus normatifs d’abord en concurrence pour finalement donner précédence au mécanisme de la sympathie qui permettrait un contrôle (refoulement) plus sûr des pulsions violentes, un formatage des préférences et des comportements plus net et une coordination sociale plus efficace. La substitution se joue d’ailleurs dans un chapitre dramatique dans la confrontation avec la figure tutélaire de Francis Hutcheson, enseignant de Smith et son prédécesseur à la Chaire de philosophie morale de l’université de Glasgow. A nouveau il faut souligner la convergence entre la forme et le fond.
Il est important de noter que Smith attribue au spectateur impartial lui-même la création du mécanisme de la sympathie et le désir de maximisation de la richesse qui en découle pour mieux assurer la poursuite de ses desseins qui sont le bien-être social et la procréation de l’espèce. C’est le mécanisme de la main invisible. Le père symbolique se retire donc de la structuration du désir des hommes tout en ayant mis en place un processus générateur successeur. Freud avait déjà noté l’accroissement du pouvoir du père après sa mort. Ce processus est doublé chez Smith. Tiré, aveuglement et mécaniquement, par les impératifs de reconnaissance sociale et d’enrichissement personnel, l’homo œconomicus n’est pas seulement un être intensément social mais au service des objectifs d’un spectateur impartial rusé qui s’est complètement effacé même de la scène intérieure pour mieux garantir la réussite de ses desseins.
Qu’est-ce qui est pourtant le mécanisme de la sympathie ? La sympathie est une adéquation progressive et réciproque des perceptions, des comportements et des valeurs entre « pairs » dans un mimétisme spéculaire.
« [Le mot] sympathie… peut être utilisée pour indiquer notre sentiment fraternel (fellowfeeling) avec n’importe quelle passion »[4].
« Quelle que soit la source de la sympathie (…) rien ne nous plaît plus que d’observer chez un autre homme le sentiment fraternel (fellowfeeling) avec toutes les émotions de notre propre sein »[5]. Radicalement, le désir est toujours le désir de l’autre.
« Quelle que soit la passion provoquée par un quelconque objet chez la personne principalement concernée, une émotion analogue surgit à la pensée de sa situation dans le cœur de tout spectateur attentif »[6].
Ajoutons que la richesse selon Smith est le meilleur moyen de s’attirer l’estime et la sympathie de ses pairs. La volonté débordante de maximiser sa richesse trouve ici son origine. Le corollaire est évidemment que la valeur d’échange prime toujours sur la valeur d’usage.
Logiquement, un homme devant choisir entre deux catégories de biens, la première composée de biens conférant une utilité d’usage et la deuxième composée de biens conférant une sympathie identificatoire c’est-à-dire une valeur d’échange, va nécessairement préférer la deuxième :
« S’il doit vivre en société, il n’y a pas d’hésitation car, dans ce cas comme dans tous les autres, nous prêtons toujours plus d’attention aux sentiments du spectateur qu’à ceux de la personne principalement concernée, et nous considérons plutôt la manière dont la situation de cette dernière apparaît aux autres que la manière dont elle lui apparaît à elle-même »[7].
La formation réciproque des préférences évoque évidemment l’image du miroir. A propos d’un être humain ayant grandi en dehors de la société, Smith dit ainsi : « transportez-la [la créature humaine] dans la société et elle sera immédiatement pourvue de ce miroir qui lui faisait jusque-là défaut »[8]. Cette relation spéculaire qu’entretient le sujet smithien avec autrui permet une mise en relation très naturelle de l’anthropologie smithienne avec les travaux de Lacan sur le stade du miroir dont certains passages se lisent comme un commentaire de Smith :
« Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein (…) à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image (…) L’assomption jubilatoire de son image spéculaire (…) nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite dans une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre »[9].
Smith déjà insiste sur la nature inconsciente de ce processus. Les agents économiques font le travail de la main invisible « sans le vouloir et sans le savoir ». L’image utilisée est celle d’une montre qui ne connaît rien de sa fonction finale d’indiquer l’heure mais qui est poussée mécaniquement par un ressort, le mécanisme de la sympathie au demeurant, pour avancer dans le sens conçu par le grand horloger dans le ciel. Dans une économie de marché basée sur le mécanisme de la sympathie, le « spectateur impartial » n’est donc pas complètement écarté mais renvoyé à un niveau infrastructurel, une sorte de code source qui ne détermine plus les préférences, les valeurs et les comportements au niveau inconscient dans le sens freudo-lacanien. Il se limite à fournir la matrice génératrice des structures inconscientes mais pas les structures elles-mêmes.
Ce « rendre inconscient » du comportement économique a trois conséquences majeures. D’abord il garantit un déplacement efficace des pulsions dans des activités socialement bénéfiques. C’est important. Le contrôle des pulsions, des passions originaires et violentes et la menace qu’elles font peser sur la vie sociale est à l’origine de l’enquête smithienne. Ensuite, la mécanisation des comportements associés permet dorénavant un traitement scientifique, formel et avec le temps mathématisé des actions économiques. Enfin, l’opération de refoulement qui accompagne la substitution du « spectateur impartial » par le « mécanisme de la sympathie » instaure une double normativité que Smith discute… à propos d’Œdipe, roi de Thèbes. Œdipe, dit Smith, est innocent mais hautement piaculaire (piacular). Il est innocent, selon Smith, quant aux lois des hommes car il a commis ses actes, (1) une autodéfense après une altercation routière et (2) mariage avec une belle reine veuve, sans savoir qu’il s’agissait de son père et de sa mère. Smith dit à ce propos :
« La détresse que sent une personne innocente conduite, par accident, à une action qui l’aurait justement exposée aux plus graves reproches si elle l’avait commise sciemment et à dessein, a suscité certaines des scènes les plus intéressantes du théâtre antique et moderne. C’est dans ce sens fallacieux de la culpabilité, si je peux dire, que consiste toute la détresse d’Œdipeet de Jocaste (…) Tous sont piaculaires au plus haut degré, bien qu’aucun ne soit au moindre degré coupable »[10].
Cependant Smith introduit ce mot particulier de « piaculaire ». Nous, lecteurs de Mauss, nous comprenons qu’agir de manière piaculaire veut dire « violer le mana des choses, la part qui appartient à l’Autre » :
« Comme dans les anciennes religions païennes où ce sol sacré qui avait été consacré à un dieu ne devait pas être foulé sauf à des moments nécessaires et solennels, l’homme qui, même sans le savoir, l’avait violé devenait piaculaire à partir de ce moment, et encourait la vengeance de cet être puissant et invisible auquel il avait été dédié, jusqu’à la réalisation d’une expiation appropriée (…) Un homme doté d’humanité, qui par accident et sans lemoindre degré de négligence blâmable, fut la cause de la mort d’un autre homme, se sentira [pour toujours] piaculaire, mais pas coupable »[11].
La déresponsabilisation pénale ou sociale s’attache donc à la coulpe mais pas au caractère piaculaire de l’acte. Être piaculaire signifie avoir contracté une dette symbolique vers l’Autre. Échapper à la police ou à la censure morale ne permet pas d’annuler les dettes devant le tribunal du spectateur impartial. Le basculement vers une économie de marché tolérante et permissive avec tout ce que cela promet en termes de jouissances sensibles et imaginaires peut créer sur un autre plan un malaise que seule une expiation, dont les formes sont encore à définir, peut guérir. En bref, Adam Smith est un formidable témoin pour notre hypothèse qu’une économie de marché crée la demande pour une clinique de l’âme. Ses agents qui peuvent tout se permettre, car jamais coupables, mais qui se sentent d’autant plus piaculaires, car déboussolés par l’absence de leur père symbolique, seront des clients fidèles de la psychanalyse.
4/ Le signifiant économique
L’échange économique est donc caractérisé par une ambivalence foncière de sa prégnance psychique à la suite d’un mouvement où le père symbolique passe progressivement la main à des processus intersubjectifs qui visent à se maintenir sans un signifiant flottant à valeur zéro. Sur cette base on peut développer deux aspects supplémentaires. (1) Cet effacement du signifiant flottant, qui est consubstantiel avec un 2e niveau de refoulement ou une 2e mort du père symbolique, impliquera une structure particulière du signe économique qui correspond à une « iconisation ». (2) L’objet a qui se soustrait à ce processus de codification permanente – où, mieux, qui en est le résultat, le résidu – chargera dorénavant la marchandise économique d’un pouvoir fétichisant.
Je voudrais commencer la partie sur la structure du signifiant économique avec la remarque suivante : « l’économie est la science sociale des enjeux bien codifiés. » Le discours économique proprement dit, à distinguer du discours méta-économique d’un Smith, nie l’existence de tout résidu, d’un non-dit, enfin d’un désir ou d’un inconscient qui pourrait avoir laissé une quelconque trace. Dans le discours économique, tout est toujours dit, de manière exhaustive, non équivoque et définitive.
Le modèle canonique de l’équilibre général développé par Kenneth Arrow et Gérard Debreu, reconnu comme l’apex de la théorie économique, accorde ainsi une importance primordiale à la définition de ce qui constitue un bien économique, une commodity, une marchandise. Une commodité Arrow-Debreu (pour reprendre cet anglicisme) est ainsi un bien si finement différencié qu’il n’y pourrait pas y avoir un autre bien dont l’échange pourrait améliorer le bien-être d’un agent. Ceci ne demande pas seulement la caractérisation exhaustive de la qualité et l’état d’un bien mais également la spécification du lieu, du moment et des circonstances de son échange. Bref, « une commodité est un bien ou un service complètement spécifié »[12].
Arrow et Debreu ne se sont pas trompés sur l’importance épistémologique de leur entreprise : l’économie est la science sociale des biens exhaustivement et définitivement codifiés. C’est une caractérisation nécessaire et suffisante pour distinguer l’économie des autres sciences sociales, telle la politologie, la sociologie, l’histoire ou encore la psychologie. Ceci mène d’ailleurs au problème de « l’impérialisme méthodologique » de l’économie. Dès qu’une autre science sociale se sent attirée par un discours « scientifique » et codifie ses enjeux de manière comparable, elle est illico intégrée dans le domaine de l’économique.
Cette hyper-codification du signe économique équivaut à une mutation de symboles en icônes. Je m’explique. Selon le fondateur de la sémiotique moderne, l’américain Charles Sanders Peirce nous pouvons distinguer trois catégories de signes : les « symboles » (par exemple, une croix qui symbolise la foi chrétienne), les « indices » (par exemple, une flèche qui indique une direction) et les « icônes » (par exemple, une photo qui est « comme » son objet). L’icône est définie par la convergence d’un signifiant, ici dans le sens saussurien, avec son signifié. Contrairement à un signifiant lacanien, qui ne peut dans aucun cas se signifier soi-même, c’est le propre d’une icône, toujours dans le sens peircien, de se signifier elle-même.
Dans une codification iconique le lien entre un signe, son sens et l’action qu’il provoque est dépourvu de toute ambiguïté, toute ouverture ou toute ironie. Cette surdétermination fait que le concept d’iconicité indique une frontière informationnelle plutôt qu’une expérience quotidienne. Pleinement réalisé, il correspondrait à la confusion du signe avec l’objet, définition freudienne de la psychose.
D’un autre côté, l’effort de l’individu économique de codifier ses perceptions de la valeur d’un bien à travers le mécanisme de la sympathie risque toujours d’être dérangé par le résidu d’une expérience individuelle et concrète de valeur d’usage dont l’excès ne peut pas être résorbé dans l’effort de codification socialisante et demande une symbolisation plus ouverte (c’est dans cette faille que se niche selon Lacan l’objet a, voir infra). La perception de cet écart entre un univers de la théorie économique pleinement codifié et une réalité marquée par l’irréductibilité d’une production symbolique plus ouverte est à la base de la plupart des critiques de l’économie standard qui considèrent cette dernière « peu réaliste ». Des telles critiques sont formellement correctes mais n’atteignent pas leur objet. Car la raison d’être de la rage codificatrice de représentation théorique de l’économie de marché n’est pas le réalisme descriptif. Sa raison d’être est de montrer comment la dynamique codificatrice de l’économie de marché rend possible des équilibres sociaux stables dans lesquels les informations et les perceptions de tous coïncident avec celles de tous leurs pairs. Une critique plus intelligente s’attaquerait à la désirabilité de tels équilibres et de leurs conditions.
En absence d’un Autre, la fonction de l’autre est déterminante pour le sujet pour éviter l’émiettement psychotique. Le sujet est ainsi prêt à faire de grands efforts pour se hisser à la hauteur du processus de codification partagée y compris au niveau de la structuration préalable de sa propre expérience perceptive :
« On peut maintenant parler d’un code iconique comme le système qui fait correspondre à un système de supports graphiques des unités perceptives ou culturelles codifiées, c’est-à-dire des unités pertinentes d’un système sémantique qui dépend d’une codification préalable de l’expérience perceptive. »[13]
Smith à propos de la sympathie dit à peu près la même chose… Le mécanisme de la sympathie, le mimétisme spéculaire ou le narcissisme secondaire structurent ainsi l’expérience perceptive même. Les perceptions qui en résultent aboutissent par la suite à des notions de la réalité parfaitement partagées et donc évidentes. L’individu économique aperçoit et traite le lien entre signe, image mentale et référent réel comme si ce lien était naturel et indissoluble. Que cette perception soit le résultat de conventions qui sont parfaitement aléatoires ex ante, ne change en rien le fait qu’elles soient parfaitement contraignantes ex post.
Le retrait du tiers validant, l’iconisation du signe économique, se manifeste également à travers de la notion d’équivalence. L’échange économique, le paradigme d’un acte économique, est défini par l’équivalence absolue de deux biens et l’absence de tout résidu ou de dette symbolique. Ceci définit la différence entre un échange marchand et un échange maussien. L’échange maussien reconnaît la dette symbolique envers un tiers, l’Autre, fondateur de la communicabilité et du social, et point focal d’une réciprocité des échanges dans le temps car la dette symbolique est inépuisable. L’échange marchand est instantané, auto-suffisant et clos. Cette absence d’un tiers validant dans l’acte marchand modifie le rapport au désir. Je cite Zafiropoulos :
« Le désir du sujet procède de cet Autre symbolique et pourtant du fait de la perception projective de son moi, c’est d’abord dans le miroir de son moi (ou dans l’image de son frère) qu’il croît localiser ce qui relève de ses vœux. D’où l’ombre portée par l’image spéculaire – sur la fonction symbolique – au seuil du monde visible. »[14]
C’est précisément le déroulement de cette dialectique du désir entre le symbolique et l’imaginaire, l’Autre et l’autre, qui se trouve modifié dans une économie de marché. Dans une économie de marché, la prépondérance de la vision sur les autres sens est criante. Ce serait un thème de recherche en soi. Pour le moment, nous chercherons à approcher ce nœud à l’aide de la notion de l’objet a.
5/ Le mystère de la marchandise : l’objet a, Mehrlust (plus-de-jouir) et Mehrwert (plus-value).
Comme une relique dans le champs religieux, l’objet a est un reste. L’objet a est ce résidu incompressible de la pulsion qui n’a pas encore pu être absorbé dans le réseau symbolique de l’Autre. Je dis pas encore, car c’est un concept dynamique. L’axe entre l’objet a et l’Autre dans le schema L est fécond et dégage en permanence de nouvelles productions symboliques, portées à la fois par le désir de l’Autre et ses origines pulsionnelles.
Formellement, l’objet a est une réserve libidinale non liée à un objet précis. Même les cinq objets a canoniques « perdus » sont pertinents comme fixations imaginaires d’une pulsionnalité résiduelle plutôt en tant qu’opérateurs de leur propre chef. En fait, le surplus pulsionnel que Lacan appelle l’objet a demande en permanence l’identification de nouveaux objets désirables. L’objet a est alors ce résidu non codifiable, pas encore codifié mais inépuisable, qui reste le moteur du désir.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la théorie économique possède ses propres objets a qui désignent les limites du marché mais qui en constituent le réservoir dynamique : les coûts de transaction, les externalités (l’environnement), la fonction entrepreneuriale, la complexité informationnelle, le risque non probabilisable, etc. Que ce soit l’école de Chicago et l’école autrichienne, hauts lieux du libéralisme contemporain, qui s’en soient fait les explorateurs principaux n’est pas un hasard. Comme en psychanalyse ce sont des notions dynamiques dont se dégagent les valeurs marchandes au fur et à mesure que le temps et les processus intersubjectifs de codification progressent sans jamais les épuiser.
L’objet économique n’est pas l’objet a. Il faut comprendre l’objet économique comme ce pansement qui se glisse devant le vide qu’a laissé la perte de l’objet a et dont la promesse jamais tenue est de le substituer. Cette déception mène à la répétition permanente du processus d’acquisition qui est associée avec le plus-de-jouir. Ce qui nous intéresse à la suite de Lacan dans l’objet a, l’objet imaginaire qui soutient le plus-de-jouir, c’est sa capacité d’intégrer un objet échangeable dans un circuit de désirs qui va augmenter sa valeur d’usage dans une valeur d’échange, de créer une plus-value. Lacan lui-même caractérise dans le séminaire X sur l’angoisse le ou les objets a comme des précurseurs de l’objet économique:
« Il y a deux sortes d’objets – ceux qui peuvent se partager, ceux qui ne le peuvent pas. Ceux qui ne le peuvent pas, je les vois quand même courir dans ce domaine du partage avec les autres objets, dont le statut repose tout entier sur la concurrence, fonction ambiguë qui est à la fois rivalité et accord. Ce sont des objets cotables, des objets d’échange. Mais il y en a d’autres.
Si j’ai mis en avant le phallus, c’est parce que c’est le plus illustre (…) mais il y a aussi les équivalents de ce phallus, parmi lesquels vous connaissez ceux qui le précèdent, le scybale et le mamelon (…) Ce sont en effet des objets antérieurs à la constitution du statut de l’objet commun, communicable, socialisé. Voilà ce dont il s’agit dans le a. »[15]
C’est la chute de l’objet a, le moment de son détachement, qui le constitue en tant qu’objet potentiel d’échange. Lacan continue le discours économique autour de l’objet a dans le séminaire XVI celui qui justement s’appelle d’un Autre à l’autre. Il commence, air du temps oblige, nous sommes en 1968, avec Marx : « C’est (…) à partir de Marx que je procéderai pour introduire aujourd’hui la place où nous avons à situer la fonction essentielle de l’objet a. »[16]
Le discours qui suit doit finalement peu à l’analyse marxienne générale mais rebondit, sans la nommer, sur la notion du fétichisme de la marchandise (voir infra). Ce qui intéresse Lacan et nous avec lui dans l’objet a c’est sa capacité de générer ce surplus entre la valeur d’échange, qui est une notion à la fois imaginaire et symbolique mais d’un symbolique appauvri et iconisé, et la valeur d’usage, une notion sensible touchant au réel. Ce surplus, il l’appelle en hommage à Marx et la notion de la plus-value (Mehrwert) le plus-de-jouir (ou la Mehrlust) :
« La plus-value, on l’appelle dans la langue originale où cette notion a été (…) découverte dans sa fonction essentielle, Mehrwert (…) Donc à cette plus-value j’ai accroché (…) la notion de plus-de-jouir (…) pour la rendre à la langue d’où m’en est venue l’inspiration, je l’appellerai (…) Mehrlust. »[17]
En synthétisant les remarques du Séminaire XVI on peut dire que le rebouclage avec l’objet a génère un « plus-de-jouir » qui est égal à la différence entre la valeur d’usage et la valeur d’échange qui correspond au prix du marché. L’objet a correspond donc à la différence entre le signifié d’une utilisation individuelle et la valeur psychique d’un signifiant universellement reconnue. Ce « plus-de-jouir » est ainsi la différence entre la jouissance induite par le signifiant attaché à une marchandise précise et le plaisir que nous retirons de son usage dans le réel. Dans l’échange, le sujet économique se reboucle dans une régression symbolique avec son objet a pour un plus-de-jouir dans un signifiant iconisé qui lui est constitué par sa propre image en miroir que lui fournit l’autre. Ce surplus est tout à fait réalisable en termes financiers dans l’échange. Demandez-le à n’importe quel publicitaire.
Le plus-de-jouir, la Mehrlust, se forme alors à partir d’une hallucination inconsciente autour de l’objet a et la représentation d’un ou plusieurs des objets « perdus » associés, le sein, le regard, la voix, le placenta ou la scybale. Dans l’échange, l’objet économique, la marchandise, se charge donc avec le surplus pulsionnel de l’objet a et ceci à cause de sa structure informationnelle, sa surdétermination, sa codification, son iconicité, qui impliquent tous l’absence d’une quelconque brisure symbolique, d’une castration, et qui le renvoient à un état d’avant la chute de l’objet quand le monde n’était qu’Un.
Il est important à rappeler que cette hallucination n’est soutenue que par la forme informationnelle particulière de l’objet économique ainsi que par l’acte d’échange lui-même qui en constitue la preuve. C’est seulement dans l’acte marchand en tant que tel quand les marchandises échangées sont, par définition, dépourvues de toute contingence personnelle ou sociale et que l’iconicité du signifiant économique et l’absence d’un Autre symboligène sont confirmées. Elles accèdent à ce moment précis au statut d’icônes dans le sens peircien et deviennent porteuses d’une pure valeur d’échange. L’usage de l’objet économique, son insertion dans un contexte personnel, après l’euphorie de l’achat, ira inévitablement de pair avec une déception qui va relancer le sujet à s’adonner avec encore plus de zèle à la répétition de l’échange.
6/ La suspension de la castration dans l’échange : le fétichisme de la marchandise
Il faut distinguer le rebouclage permanent avec l’objet a qui caractérise la psychose et le rebouclage ponctuel, précis et contrôlé dans l’acte marchand. Comment alors caractériser cet état entre-deux de l’agent économique dans une économie de marché, libéré momentanément de la brisure symbolique et de la castration mais toujours évoluant dans un univers de signes ? C’est en effet la notion du fétichisme qui fut déjà employée par d’autres dans le contexte d’une économie de marché, notamment Marx et Baudrillard.
Commençons cependant avec Freud qui enseigne que le fétichiste nie la castration en érigeant le fétiche en phallus de la femme :
« Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère), auquel le petit garçon a cru et auquel (…) il ne veut pas renoncer. »[18]
A propos du fétiche Freud souligne deux choses qui sont importantes dans notre contexte. D’abord Freud insiste sur la double nature du fétiche, son ambivalence entre le déni et l’affirmation de la castration. Le fétichiste affirme la castration en vertu du fait qu’il est évident pour tous, y compris pour lui-même, que le fétiche n’estpas le phallus. Dans le fétichisme il ne s’agit donc pas d’un acte de forclusion de la castration avec toutes les conséquences dramatiques qu’une telle forclusion réelle impliquerait, mais plutôt d’une forclusion ponctuelle, strictement limitée dans sa pertinence psychique, mise en scène par le fétichiste :
« Je dois mentionner qu’existent encore des nombreuses et importantes preuves de l’attitude ambivalente du fétichiste concernant la question de la castration de la femme. Dans des cas très raffinés c’est le fétiche même dans la construction duquel sont intégrés à la fois le déni et l’affirmation de la castration (…) Un tel fétiche, noué doublement à partir de deux contraires, se maintient en toute évidence particulièrement bien. »[19]
Le deuxième point soulevé par Freud, et je remercie Kévin Poezevara et Markos Zafiropoulos d’avoir attiré mon attention là-dessus, est la « fonction de la halte » du fétiche. Le fétiche est le dernier point d’arrêt avant la castration associée à l’évidence indéniable que la femme ne possède pas de pénis :
« Dans l’instauration du fétiche, il semble (…) que soit respecté un processus qui évoque l’arrêt du souvenir dans l’amnésie traumatique. Ici aussi l’intérêt fait en quelque sorte halte en chemin, la dernière impression avant l’inquiétant et le traumatique sera, par exemple, retenu comme fétiche (… ) ; les pièces de lingerie, si fréquemment élues pour être le fétiche, fixent le moment du déshabillage, le dernier pendant lequel on avait encore le droit de tenir la femme pour phallique. »[20]
Le fétiche à la fois voile l’expérience traumatique de la castration et renvoie vers elle, ce qui corrobore son ambivalence foncière. La structure psychique de l’acte marchand recèle précisément la même attitude ambivalente vis-à-vis de la castration quand l’existence d’un agent castrateur et symboligène est à la fois affirmée et niée au moment de l’échange. L’échange marchand évolue dans un univers de signes, mais c’est un univers qui réclame de pouvoir s’affranchir du signifiant flottant et du nom du père, vu que ce dernier a été substitué par des mécanismes auto-organisateurs.
Comme dans le fétichisme sexuel, le fétichisme économique « suspend » la castration plutôt que de la « forclore ». La castration est ainsi à la fois acceptée au niveau du comportement extérieur et niée au niveau de sa signification psychique. Au moment de l’échange avec l’établissement d’une égalité absolue entre deux objets désymbolisés, la pertinence de toute instance tierce qui validerait l’acte de communication entre deux agents est niée. Une fois que l’objet économique est codifié, la marchandise qui résulte de ce processus peut alors devenir fétiche. Paradoxalement, mais ce paradoxe est le revers de la fonction de la halte, l’acte d’échange lui-même est le meilleur rempart contre les ravages potentiels d’une dissolution des liens symboliques que le processus d’échange en économie de marché lui-même implique.
L’élément déclenchant pour qu’un bien fonctionne comme fétiche est sa structure informationnelle, donc sa haute codification et l’érection du bien en « icône », capable de s’insérer dans des circuits de communication et d’échange sans référence à un trésor de signifiants, un Autre, qui validerait le contenu sémantique véhiculé.
Cette codification n’est pas seulement une condition nécessaire du fétichisme de la marchandise, mais de tout fétichisme. Le fétichiste en niant la castration nie également l’opérateur de la castration, le père symbolique ou la fonction symboligène du père réel. Dans cette perspective, l’expression « fétichisme de la marchandise » est presque une tautologie. Un fétiche est toujours une « marchandise », un bien indifférencié et décontextualisé dont le contenu sémantique est compressé à son minimum absolu.
Le fétiche érotique établit cette ambivalence à travers un rapport métonymique ou métaphorique rudimentaire avec le phallus. Soit il s’agit d’un rapport de proximité physique avec l’endroit où est supposé se trouver le phallus (feuille de vigne, lingerie, chaussure…). Soit il s’agit d’une similarité de forme (cravache, pistolet…) ou de fonction (seringue, tuyau d’arrosage…). La métonymisation d’un rapport métaphorique est le propre de toute perversion.
La fétichisation de l’objet économique procède également par la suppression d’un rapport métaphorique et par une suspension de la castration. Mais contrairement au fétichisme érotique qui suspend la question de l’existence du phallus, le fétichisme économique suspend la question de l’existence de l’agent de la castration, du père symbolique, et nie l’existence d’une métaphore paternelle. C’est la structure sémantique de l’objet économique qui assure sa fétichisation.
L’objet économique assume la fonction de fétiche à l’instant de son iconisation. Cet instant est limité au moment de l’échange lui-même. Dès que l’objet est inséré dans un usage, sa résistance matérielle abîmera toute illusion iconique. Pourtant au moment de l’échange, fraîchement reconnu par la coïncidence des perceptions des participants à l’échange, en tant qu’objet détaché et isolé, il est investi par la force libidinale de l’objet a auquel il promet se substituer pour un glorieux instant.
Ce rétro-bouclage avec l’objet a ne fonctionne que dans la mesure où l’objet est une marchandise (commodity), un bien normé et indifférencié qui peut être échangé entre une multitude d’acheteurs et de vendeurs qui n’entrent en aucun contact particulier les uns avec les autres au-delà de l’acte d’échange. Toute personnalisation véritable de cette interaction, toute reconnaissance d’une dette dans le temps, introduirait une dimension symbolique explicite, et ainsi une réflexivité, qui mettrait en danger la suspension de la castration. Seul dans une économie de marché pure, la marchandise est un fétiche capable à fournir l’effet recherché, c’est-à-dire le plus-de-jouir (la Mehrlust) dans une suspension momentanée de la castration.
7/ Retour au sujet : la clinique de l’économie de marché
Il y a donc une profonde correspondance entre économie et psychanalyse qui thématisent toutes les deux, chacune à sa manière, la seconde mort du père symbolique. Dans ce temps post-totémique, le père symbolique n’a pas seulement quitté la Terre mais également le Ciel, même s’il en a encore laissé le plan. Aucun pouvoir sur Terre n’aura plus la légitimité d’imposer sa loi au-delà d’une garantie de l’indemnité physique du corps et, par extension métonymique, du respect de la propriété privée. Haro sur la culpabilité ! Rien n’empêche désormais la satisfaction des désirs et l’identification pleine et entière avec l’image au miroir.
Cependant, au lieu de patauger dans le bonheur, l’homo œconomicus se bat avec l’angoisse. Le trop-plein du rebouclage répété avec l’objet a use le corps et l’âme. Bienheureux ceux qui ont encore des symptômes repérables qui indiquent avec l’aide d’un spécialiste, sinon un chemin, une direction. Les alternatives sont une indifférence désensibilisée ou carrément l’éclatement.
On se libère du spectateur impartial à son défaut. Même si ce dernier a cédé sa force structurante à des processus récursifs entre pairs, le sentiment d’être piaculaire reste avec l’homo œconomicus. C’est pourtant un sentiment vague, peu structuré, qui ne permet que difficilement l’identification d’une dette symbolique caractérisée. En termes cliniques, il s’agit d’un relâchement de la confiance ainsi que d’un manque d’engagement dans des relations métonymiques et métaphoriques distinctes plutôt que d’un blocage structurant d’une ou plusieurs d’entre elles.
Évidemment il y a toujours la possibilité d’un prochain échange, d’un prochain deal, d’une prochaine insertion dans une chaîne communicative créatrice de valeurs communes. La force structurante de ces processus maintiendra la fonctionnalité psychique et sociale. C’est pourtant un service rendu à double tranchant. L’extrême codification et iconisation de chaque signifiant constituent aussi son isolation splendide. Ceci rend le travail du sujet laborieux, difficile et incertain. Car c’est bien le sujet qui lie un signifiant à un autre, qui fait l’aimant de la chaîne des signifiants, dans le sens où « un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ».
Le sujet en économie de marché existe bel et bien, mais il est fragilisé et balloté par des processus intersubjectifs auxquels il participe de son plein gré, auxquels il doit participer pour préserver sa fonctionnalité psychique et sociale, mais qu’il ne maîtrise pas. Le sujet économique est un sujet fragile. Il a besoin de soutien et d’aide. Ce sont les archéologues de l’Autre, spécialistes du soutien au sujet et au désir, les psychanalystes, qui les lui fournissent. La vie d’un sujet de l’économie de marché est une vie post-héroïque ou peut-être la vie d’un héros du quotidien. C’est peut-être la fin de l’Histoire mais pas des histoires. Ces dernières auront cependant désormais besoin de spécialistes pour être reconstituées. Les accointances entre économie de marché et psychanalyse ont encore des beaux jours devant elles.
[1] J. Lacan, Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006.
[2] C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. XLIX-L.
[3] M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. 181.
[4] A. Smith, Théorie des sentiments moraux, traduit par M. Biziou, C. Gautier et J. Pradier, Paris, Quadrige-PUF, 1759 (1999) p. 27.
[5] Idem, p. 27.
[6] Idem, p. 26.
[7] Idem, p. 254-255.
[8] Idem, p. 172.
[9] J. Lacan, « Le stade du miroir » dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.
[10] A. Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., p. 167.
[11] Idem, p. 167.
[12] G. Debreu, Theory of Value: An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, New Haven, Yale University Press, 1959, p. 32 (notre traduction).
[13] U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1984, p. 274 (notre traduction).
[14] M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. 90.
[15] J. Lacan, Séminaire X L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 107.
[16] J. Lacan, Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2004, p. 16.
[17] Idem, p. 29.
[18] S. Freud, « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1975, p. 383.
[19] Idem, p. 387.
[20] Idem, p. 385-386.