Les pouvoirs dans « Léviathan »

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Les pouvoirs dans « Léviathan »


 leviathan (2014)a


Les pouvoirs dans « Léviathan » : du comique au féminin


Maria KARZANOVA


Le drame du « petit homme » apparaît dans la culture russe au début du dix-neuvième siècle, notamment chez Pouchkine, Gogol, Tchekhov, Dostoïevski. L’attention que portent ces auteurs à la vie d’un homme ordinaire, dépourvu de toute qualité héroïque, signe le passage que fait la littérature russe du romantisme au réalisme. Ce ne sont plus des personnages romantiques qui animent le regard des écrivains : désormais, il s’agit de petits fonctionnaires aux revenus maigres avec peu de reconnaissance sociale, peu de force de caractère, mais inoffensifs et plutôt sympathiques. Cette tradition ne s’éteint pas avec le temps : le dernier film d’Andreï Zviaguintsev, « Léviathan », ne transfère-t-elle pas le drame tragi-comique du « petit homme » de la Russie pouchkinienne dans le contexte de la Russie contemporaine ?

Un homme simple, une fourmi sans importance face à la jouissance de l’Autre, Nikolaï, revit la souffrance de son précurseur biblique – Job. Assujetti dans l’acharnement fatal qui dépasse tout sens commun, Nikolaï entre dans une sorte de mutisme : les mots sont épuisés. Tout comme Job, il ne se plaint plus. « Je ne comprends rien », répond-il aux accusations du policier. Plongé dans l’alcoolisme et stagnant dans une position silencieuse quasi mélancolique, le protagoniste du film est poussé à accepter son être d’objet de la jouissance de l’Autre : du Léviathan. Mais de quel Léviathan s’agit-il ? S’agit-il de cette grosse machine de l’Etat hobbesienne qui, dans l’acte du pouvoir, est en mesure de détruire le « petit homme », tout comme le godet d’un excavateur détruit en quelques instants la maison de notre protagoniste à la fin du film ? Ou bien s’agit-il d’une puissance différente et, en quelque sorte, plus réelle dans le sens lacanien du terme ?

Léviathan comique

En regardant le film, nous assistons, sans doute, à une mise en scène comique de la Russie bureaucratique et corrompue, soulignée par le réalisateur dans un élan accusateur. A l’instar du réviseur gogolien, l’avocat moscovite arrive dans une petite ville provinciale avec son grand paquet de preuves censé brider « le monstre » établissant la loi singulière au profit de sa propre jouissance.

Or, le monstre se présente d’emblée comme castré : le maire de la ville est un homme d’apparence minable, souffrant d’un léger surpoids. Il a ses petits « péchés mignons » : un goût prononcé pour le bon buffet, pour la vodka. Il doute tout le temps de ses actes et a constamment recours à ses grands hommes qui l’autorisent à agir : le portrait d’Un père post-soviétique accroché au mur et ancré comme un Idéal, ou bien, le père d’Eglise qui lui rappelle que « tout pouvoir vient du Dieu » et que « le pouvoir c’est la force ». Il est d’ailleurs remarquable que les discussions existentielles avec un père de l’Eglise précèdent chaque acte de violence où le maire cherche à s’établir comme ayant le phallus : le phallus qu’il reçoit symboliquement du père inconscient. Coupées du reste du récit, ces rencontres qui s’accompagnent d’un bon buffet à la russe, renvoient clairement au livre de Job où le diable convainc Dieu d’envoyer les épreuves à Job.

La castration du maire que celui-ci dissimule derrière la parade virile, participe de cet effet comique. Au fond, le « monstre » provincial n’est qu’un semblant. Comme d’autres fonctionnaires de la ville, il est divisé par ses passions et le poste de maire lui donne un moyen de récupérer ce que Lacan appelle l’objet « plus-de-jouir ». С’est la jouissance singulière et non pas le code universel qui structure l’Autre social : un impératif de jouissance s’impose et instaure sa propre loi. Rappelons, à titre d’exemple, la voiture de service d’un représentant de l’Etat. Voici la scène comique : la caméra capte l’icône des trois femmes saintes, signifiant de la foi orthodoxe, qui trouve tout à fait sa place dans la voiture d’un policier. Or, la scène ne s’arrête pas là : la caméra descend pour attirer le regard du spectateur sur les trois corps dénudés de femmes de Playboy. Cette rencontre inattendue produit un effet comique. Comment prendre au sérieux la loi après cette référence directe à la castration et au manque phallique de son représentant ?

Déboussolés par l’arrivée de l’avocat moscovite, les fonctionnaires locaux ayant chacun « une lettre volée » à cacher, se rassemblent autour du maire afin de décider au mieux que faire avec cet intrus représentant une menace de castration pour eux tous. « Je pourrais le pressuriser légèrement, sans trop abuser du pouvoir, bien sûr », dit le supérieur de la police locale. Malgré le côté monstrueux du manque d’une loi quelconque qui poserait les limites à la jouissance de l’Autre, l’aspect gogolien de cette scène provoque un rire chez le spectateur mélangé à l’envie de dire : « Regardez ! Le roi est nu ! Le Léviathan est castré ! »

Cette machine monstrueuse, mais à la fois comique dans sa défaillance, cherche à écraser le « petit homme », notre protagoniste. « T’as jamais eu aucun droit, tu l’as pas et tu ne l’auras jamais » : cette parole du pouvoir réduit le sujet à rien en refusant toute reconnaissance de son être désirant. Seulement, ces paroles sont prononcées par le maire en état d’ivresse extrême, sur le point de tomber par terre. Ce même message que l’Autre du pouvoir adresse à notre héros apparaît dans le discours tenu par le tribunal. Représenté par les trois femmes incarnant la loi, telles des fileuses de destins humains, l’Autre rejette toute revendication de Nikolaï. La scène du tribunal dans le film se déroule en deux temps et l’énonciation du discours condamnatoire est toujours la même : la voix robotique appartenant à une belle femme lit la décision sans aucune émotion, sans pause qui laisserait une place à la dimension subjective. Or, il y a un contraste entre les deux temps du tribunal où le premier se dévoile comme risible tandis que le deuxième érige son côté monstrueux. Léviathan, cette machine de l’Etat, se présente ici, selon la formule de Bergson, comme « du mécanique plaqué sur du vivant »[1]. L’être humain réagit comme une machine et fait preuve de l’absence de toute « souplesse attentive et [de] la vivante flexibilité d’une personne »[2]. Cependant, nous ne pouvons rire qu’au cours du premier procès où Nikolaï a encore un atout phallique : son ami avocat porteur d’un dossier compromettant le maire. Dévoilé par la suite comme un véritable « ami de Job », celui-ci empêche jusqu’à un certain moment que notre protagoniste soit assujetti entièrement au caprice de l’Autre.

Léviathan féminin

Quel est donc ce moment dans le film qui fait basculer la comédie vers la tragédie ? A quel moment le Léviathan, comique dans sa castration, se transforme-t-il en une créature mythique, création même du Dieu ? Une telle puissance primordiale, ce monstre océanique, n’est pas soumis à la castration signifiante. « Tireras-tu Léviathan avec un hameçon, et lui serreras-tu la langue avec une corde ? (…) Le prendras-tu toujours à ton service ? (…) L’attacheras-tu pour amuser tes filles ? »[3], dit Dieu à Job. Non, la fatalité de la castration ne concerne pas le monstre divin : en position d’exception vis-à-vis de l’ensemble, l’homme ne pourra jamais l’apprivoiser avec la chaîne signifiante. L’essence même de l’homme c’est de passer par cet hameçon qu’est le graphe du désir[4] pour pêcher les signifiants dans l’Autre du langage. Il y a des poissons-signifiants que le sujet retire et s’approprie à l’aide du crochet représentant le trajet du sujet de l’inconscient.

Or, le Léviathan surgit dans des moments bien particuliers lorsque la chaîne signifiante se rompt pour laisser justement place au réel comme indicible et non soumis à la parole et au langage. Quand le Léviathan en chair et en os apparaît-il dans le film ? La première fois où cette image surgit dans le film c’est le moment qui suit la rencontre du jeune garçon avec la jouissance féminine, celle de sa belle-mère. Ayant surpris l’acte sexuel entre elle et son père, il se sauve sur la côte pour se retrouver en face du squelette du monstre qui n’est, cependant, qu’un résidu mortifié d’une puissance mythique d’autrefois. Comment considérer cette image surréaliste sans introduire pour autant la question de la femme ?

Avec la théorie psychanalytique, on considère toute rencontre avec le sexuel comme traumatique dans la mesure où celle-ci dépasse le registre du signifiant et frappe le sujet dans son corps. Témoin de l’adultère de sa belle-mère, Roma est confronté à l’énigme du désir féminin qui vise un au-delà de ce que peut donner son propre père. Cette rencontre a, sans doute, une valeur traumatique. Le Léviathan n’apparait-il pas comme signe de ce traumatisme, comme résultat d’une mauvaise rencontre avec l’Autre féminin ? Cependant, le monstre océanique est mortifié : la jouissance féminine reste subordonnée au signifiant phallique. Comme on le sait avec Lacan, le mot c’est « le meurtre de la chose »[5].

Parlons maintenant de Lilya, la femme de Nikolaï et la belle-mère de Roma. Dans l’opposition de la figure de la femme et de celle de la mère, Lylia s’inscrit plutôt du côté femme. Il s’agit d’une femme manquante qui risque, à tout moment, de tomber dans un abîme sans que nul ne s’en aperçoive. Peu préoccupée par son beau-fils et malheureuse dans son mariage, elle se propose au bel avocat, probablement son ancien amant, dans un acte de désespoir pour s’accrocher au signifiant phallique comme objet du désir de l’Autre. C’est, peut-être, à ce moment que l’on se rend compte de la détresse profonde qu’éprouve Lilya : dans un silence absolu, elle se propose à un homme sans que le spectateur s’aperçoive pour autant du moindre signe d’amour ou de désir. Une autre tentative de s’accrocher au phallus qu’entreprend ce sujet féminin passe par la solution d’avoir un enfant. Lorsque Lilya retourne à la maison de son mari après la scène de trahison, elle joue la carte de la mère. « Est-ce que tu veux avoir un enfant ? », demande-t-elle à son mari lorsque son monde est sur le point de s’effondrer. Le mariage reste pour elle la seule solution qui la protégerait d’un abîme : elle s’accroche à le soutenir par la maternité. Comme le dit Markos Zafiropoulos, « ce n’est pas la femme qui, dans le conjugo cherche coûte que coûte à soutenir le mariage, mais bien la mère en elle »[6]. Le déclin se produit lorsque la parole du fils résonne pour Lilya : « Papa ! Je ne veux pas d’elle ! Fais-la partir ! » Désormais, elle n’a plus aucune place dans cette famille et sa construction illusoire de maternité s’effondre. En effet, le lendemain matin elle part à la rencontre du Léviathan. Elle franchit le cadre du fantasme et rejoint la mer à défaut de devenir une mère.

Très silencieuse, cette femme incarne le mystère. « Je ne dis rien », répond-elle aux remarques bruyantes de son mari et elle suit à la trace cette promesse jusqu’à sa mort tragique et peu claire. Elle est tout le contraire de son amie, femme expressive, et même bagarreuse. De la même manière, elle ne dit pas un mot là où Nikolaï s’exprime avec des mots grossiers… Enfermée dans son silence qui voisine avec une jouissance muette, l’héroïne du film s’adonne à son amant et ensuite à son mari. Dans ce même silence, elle s’adonne à la mort qui n’a aucun sens pour personne. « Elle a dû partir rejoindre son amant », telle est l’explication phallocentrique que donne tout l’entourage à sa disparition. Cette explication aurait fait sens : contrairement au « petit homme » Nikolaï, le bel avocat moscovite avec sa brillante carrière se présente comme ayant le phallus. Or, Lilya ne recherche pas le signifiant qui pourrait animer son désir : elle se tourne vers das Ding, la Chose réelle qui va au-delà du désir et l’inscrit du côté de la mort et non pas de la vie. Cette femme est la seule à avoir rencontré le Léviathan biblique : une puissance réelle, das Ding, que nul humain ne peut posséder. Juste avant sa mort, elle contemple les manœuvres terrifiantes de la créature divine. La rencontre avec la mort, n’est-elle pas la seule rencontre réussie ? Ainsi pourrait-on proposer une interprétation possible de cette scène fascinante : qu’elle fasse une rencontre mortelle avec sa propre jouissance sous la forme du Léviathan dans la mesure où celui-ci est vivant et non pas emprisonné dans la chaîne signifiante. Comme le dit Lacan dans le Séminaire Le sinthome, « La femme [] est un autre nom de Dieu »[7].

Le pouvoir des femmes

Reposons la même question qu’au début : quel Léviathan détruit le « petit homme » ? Est-ce le Léviathan dérisoire dans sa castration ? Ou bien, est-ce la rencontre avec l’énigme de l’Autre féminin ? Il ne s’agit pas du même pouvoir. L’adultère de sa femme est le point de bascule de la comédie à la tragédie. Tandis que le hors-sens de sa disparition pousse le sujet dans la seule solution possible qui lui reste, Nikolaï se précipite dans l’alcoolisme comme unique issue à sa souffrance.

Complètement abattu après la rencontre avec le corps inanimé de sa femme, il croise un homme religieux. Celui-ci lui parle du Léviathan en se référant au texte biblique. A l’instar de Job, notre protagoniste est un objet de l’acharnement fatal. Or, il n’obtient pas cent quarante années de vie comme « compensation » à sa souffrance comme cela a été le cas pour son précurseur biblique. Victime de la jouissance de l’Autre, et notamment de sa femme, il est accusé du meurtre de Lilya : oublié par le Dieu, Nikolaï est condamné à quinze ans d’emprisonnement.

Les trois Parques annoncent leur verdict. Désormais, le « petit homme » connaît la jouissance du pouvoir des femmes : son destin est de disparaître dans l’oubli total…

[1] H. BERGSON, “Le Rire. Essai sur la signification du comique”, dans Œuvres, Paris, Flammarion, 1964, p. 405.

[2] Ibid., p. 391.

[3] Livre de Job, ch. 40 : 25 -29.

[4] J. LACAN, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, éditions du Seuil,1998, p. 124.

[5] J. LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», dans Écrits, Paris, éditions du Seuil, 1966 ; édition poche, Ecrits I, 1999, p. 317.

[6] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère », PUF, Paris, 2010, p. 129.

[7] J. LACAN, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, éditions du Seuil, 2005, p. 14.