« The Lobster » ou être en « koople » à tout prix

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« The Lobster » ou être en « koople » à tout prix

 article ThemisThémis GOLEGOU

« Qu’est-ce qu’on appelle amour ? » : avec cette chanson se termine le film du cinéaste grec Yorgos Lanthimos « The Lobster ».

Dans une dystopie où le couple est la seule norme et où le célibat est proscrit, le héros après avoir été quitté par sa femme pour un autre homme, accompagné de son chien – son frère métamorphosé – arrêté par deux infirmières, arrive dans un hôtel balnéaire. Il a quarante-cinq jours pour trouver une partenaire. S’il échoue, il sera puni en étant transformé en l’animal de son choix. Il choisit le homard.

Dans une première partie, le héros passe son temps de mise à l’épreuve dans cet hôtel où une directrice, Autre arrangeur de couples, dirige la vie des pensionnaires : thés dansants, mises en scène aux fins de mise en valeur de la vie à deux, masturbation interdite, poursuite et chasse des « solitaires » (des personnes qui refusent le couple obligatoire) dans la forêt, autant de prescriptions permettant aux pensionnaires de prolonger leur séjour et d’éviter l’éventuelle métamorphose.

Condition pour qu’il y ait « match » : le partenaire élu doit souffrir ou être porteur du même « mal » que soi.  C’est ce trait en commun qui aura une fonction déterminante dans le choix du partenaire et l’identité du couple. Il faut donner ce que l’on a et l’autre doit l’avoir aussi. Le manque n’a aucune place entre les partenaires et le désir encore moins.

Cet appariement absurde fait allusion aux publicités d’une marque de vêtements qui affiche toutes sortes de couples assortis, se ressemblant physiquement, habillés d’une façon presque identique, comme si pour se sauver de « l’insupportable » du célibat et obéir aux semblants sociaux et familiaux il fallait faire couple avec sa propre image.

David (le héros), voyant se rapprocher la date de sa transformation en l’animal choisi, et après avoir essayé en vain de « matcher » avec « la femme sans cœur », s’enfuit dans la forêt pour rejoindre les Solitaires, les réfractaires à la vie de couple et à la métamorphose, qui sont prêts à mourir pour rester seuls. Dirigés par une femme, ils se sont fixé des règles inverses de celles qui prévalent dans le reste de la société.

Dans la forêt des célibataires, la seule activité érotique autorisée est la masturbation et quand ils dansent c’est en solitaire, avec des écouteurs sur les oreilles. Ils doivent aussi creuser eux-mêmes leur propre tombe en prévision du moment de leur mort.

Dans leurs visites en ville, déguisés et arborant un style socialement prestigieux, avec de faux carnets de mariage, ils arrivent à échapper à la recherche des policiers qui veulent capturer les solitaires (« Vous êtes seul ici ? » demandent-ils).

Pour humilier les couples et prouver que le véritable amour n’existe pas, les solitaires se livrent à des assauts contre l’hôtel, se réconfortant ainsi dans l’idée de la complétude de leur solitude.

Un amour va naître entre David et l’une des réfractaires. Leur point d’union, nécessaire, est leur myopie. Pour pouvoir communiquer en cachette, ils inventent leur propre code avec des signaux corporels, une sorte de pantomime. Il s’agit de deux Uns différenciés qui se font signe. Mais quelque chose au-delà des règles imposées semble avoir eu lieu dans cette rencontre contingente en dehors de leur trait commun.

Ils décident de fuir la forêt et de retourner dans le monde des couples, mais la directrice se rendant compte de leur trahison va rendre la partenaire de David aveugle grâce à une opération chirurgicale.

Plus de couplage possible. La parole, comme l’étoffe de l’amour, entre dans leur vie et alors tout se complique. Comme ils ne peuvent plus communiquer par l’entremise de leur langue inventée, ils sont obligés de se parler.

David après un moment d’oscillation décide de partir avec sa partenaire en ville, mais pour pouvoir rester avec elle il faudrait qu’il devienne à son tour aveugle.

L’amour étant une métaphore, selon Lacan, il est condamné à la chute, à la perte, à la séparation. David ayant traversé les deux mondes (celui des couples et celui des solitaires), se rend compte qu’il s’agit finalement du même système. Cette prise de conscience, d’une certaine façon, le fait changer d’avis, alors que pour sa partenaire la seule et unique condition pour qu’il reste compatible avec elle, c’est que lui-même se rende aveugle.

Si donner ce qu’on a, même ses propres yeux, ne fait pas preuve d’amour, et encore moins l’asservissement suprême, le sacrifice pour l’autre – proposition qui va à l’encontre du discours de Pausanie dans Le Banquet – David quant à lui, ce n’est pas parce qu’il ne l’aime pas, qu’il n’est pas « prêt à tout donner » pour elle, qu’il va choisir de partir.

Parce qu’il part. Même si cela reste en suspens dans le film, il serait naïf de croire qu’il s’est mutilé, comme si le destin de l’amour n’était que de nous rendre aveugles.

Le voile est tombé. David, et pas un autre Œdipe aveugle, voit enfin l’impossible nouage d’une femme et d’un homme pour faire Un. David, malgré la crainte de la ségrégation, va prendre le risque de choisir comme destin potentiel : « The lobster ».

Cette tentative d’amour qui est censée être par définition ratée, ne va ni le convaincre de se compléter à une solitude ni le faire renoncer à une vraie rencontre amoureuse.