ECO lecteur de JOYCE – Kévin POEZEVARA

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ECO lecteur de JOYCE – Kévin POEZEVARA


BIBLIOTHÈQUE

 


 

Dans ce numéro je me suis déjà proposé d’analyser un texte d’Umberto Eco consacré à la structure du mythe de Superman (voir Superman, les conditions d’émergence d’un mythe dans la modernité), article que je concluais en définissant – à la suite du célèbre sémiologue – le héros comme tentative toujours à renouveler d’imaginarisation de ce point de capiton dont dépend l’instauration du fait langagier. Je tentais, alors et ainsi, de rendre compte du débat qui opposait (dans les années 60 et concernant le statut du mythe) Lévi-Strauss et Eco, à la recherche sans doute d’un fantasmatique point d’accord, histoire de mettre un peu d’ordre dans la constellation de mes transferts.

 

L’autre texte d’Eco à la lecture duquel je souhaiterais vous introduire ici vient d’être réédité au sein d’un recueil (posthume tandis qu’il n’était pas prévu qu’il le soit) intitulé Ecrits sur la pensée au Moyen Age et compilant, comme son nom l’indique, sa large œuvre de médiéviste ; à commencer par sa thèse consacrée au Problème esthétique chez Thomas d’Aquin. Dans la foulée de cet écrit de jeunesse le recueil nous propose donc un Portrait du Thomiste en jeune homme assorti d’un avertissement : « Ce texte a été remanié (sans changement notable) par rapport à l’édition de 1962 ». J’essayerai ici de montrer, au contraire, la notabilité de ces changements, signes (ce sera mon hypothèse) de la prescription tombée sur les débats passés et peut-être même (hypothèse plus hardie) sur l’effet de la rencontre d’Eco et de Lacan.

 

L’article désormais intitulé (d’après le titre d’une de ses anciennes sous- parties) Portrait du thomiste en jeune homme répondait jusque-là au titre De la « Somme » à « Finnegans wake » — Les poétiques de James Joyce et constituait la seconde partie de L’Œuvre ouverte. Une seconde partie qui se voulait exemplaire, sorte d’application sur l’œuvre de Joyce, prise comme occurrence première, des conclusions de la première partie concentrée elle sur l’essor (alors contemporain) d’une esthétique basée sur l’ouverture de l’œuvre moderne. En détachant ce texte de son rapport à L’Œuvre ouverte et en le rapprochant des travaux de médiéviste d’Eco (au point de supprimer du texte les occurrences de l’expression « œuvre ouverte » et toute référence à la poétique d’avant-garde), quelque chose s’est liquidé de ce qui en faisait la substance, à commencer par l’insistance de l’auteur à faire de Joyce le point de capiton héroïque entre deux mondes, deux temps, deux esthétiques. Pour le dire autrement, et redire ce que j’indiquais déjà dans mon article consacré au texte d’Eco dédié à Superman, ce qui a été estompé dans cette nouvelle version du texte c’est le rapport plus direct qu’il entretenait avec le symptôme de son auteur, à savoir, l’intérêt subjectif qu’il trouvait dans cette esthétique de la figure oxymorique du héros.

 

De la même manière (nous l’avons vu dans ce même numéro) qu’Eco disait de Superman qu’il était une trouvaille mythopoïétique carrément géniale, à même de poinçonner le caractère apollinien des mythes grecs aux nécessités dionysiaques de la civilisation du roman, Joyce aurait été une sorte de plaque tournante « entre l’homme médiéval et l’homme d’aujourd’hui »[1]. Point de rencontre entre deux sujets qui malgré leur discordance auraient trouvé dans l’être de l’artiste le lieu d’une synthèse possible : « On retrouve ainsi dans l’œuvre de Joyce, autour de quelques influences privilégiées, toute une culture qui cherche à fondre les éléments les plus disparates et à résoudre plusieurs siècles d’antinomie »[2].

 

Comme je l’annonçais, la nouvelle version du texte donne du même passage une mouture qui, subtilement, laisse de côté l’idée d’une culture qui tendrait vers un idéal d’unification (dont l’oxymore serait l’image rêvée), pour une vision plus pessimiste peut-être, avec un accent mis sur la dimension du conflit : « Sur les lignes des influences privilégiées se déchaîne donc dans son œuvre la bataille de toute une culture qui cherche à fondre ses éléments les plus disparates, et à résoudre ainsi plusieurs siècles d’affrontements. »[3] Le nouveau texte s’arrête là (sur cette formule qui donne plutôt l’image d’un matage), tandis que celui des années 60 offrait deux pages de plus, au sein desquelles la poétique de Joyce s’annonçait comme premier exemple d’une « définition plus souple et plus « ouverte » de l’œuvre comme du monde, avec pour base la dialectique de l’ordre et de l’aventure, le contraste entre le monde des summae médiévales et celui de la science et de la philosophie contemporaines. »[4] On notera au passage la référence à Apollinaire (commune alors au Lévi-Strauss des Mythologiques), avec l’image d’une dialectique possible pour remplacer « la longue querelle » du poème.

 

Très vite après ça, la nouvelle version du texte s’arrête, évacuant deux tiers de l’ancien. Seule la sous-partie consacrée à l’esthétique hispérique en réchappe, devenant un article à part entière. Sous prétexte sans doute de préserver la pureté de la référence médiévale qui sous-tend ce nouveau recueil, disparaît un certain nombre de points intéressants pour nous :

 

Comme nous l’avons vu avec l’article sur Superman, chez Lévi-Strauss, le roman est décrit comme une sorte de résidu du genre mythique, fruit de sa dégradation. Le roman en accumulant des motifs insignifiants perd la belle rigueur structurelle qui faisait la force du mythe. Etonnamment on retrouve chez Eco une dégringolade comparable du registre de la signification, qui ne va pas cette fois du mythe vers le roman, mais du « roman traditionnel » (où l’« on ne raconte pas que le héros s’est mouché, à moins que ce geste n’ait son importance pour le déroulement de l’action ») jusqu’au roman joycien où « les actes stupides de la vie quotidienne », « stupides du point de vue romanesque », « prennent valeur de matériau narratif »[5]. Le court-circuit (« ontologiquement gratuit et imprévu ») qu’impose ce type de recours aux motifs stupides, s’oppose certes à l’ « homogénéité culturelle »[6] qu’assurait dans le Cosmos moyenâgeux un rapport symbolique (« rapport signifiant-signifié ») toujours « parfaitement clair », mais il permet à Joyce, paradoxalement, de fonder une Œuvre-Monde qui n’a rien à envier au rêve des Sommes médiévales. En bon « scolastique impénitent »[7], Joyce/Stephen aurait renoncer « au Cosmos ordonné » (« en renonçant à la Famille, à la Patrie, et à l’Eglise ») « pour collaborer à la tâche de l’homme moderne, qui est de réorganiser sans cesse le monde à partir de sa propre situation ».

 

Conformément à son goût plus que marqué pour les figures héroïco-oxymoriques, Eco insiste toute à la fin du texte pour décrire l’acte de Joyce en terme de conciliation réussie :

« Encore une fois, Joyce a réussi à concilier deux poétiques apparemment opposées ; paradoxalement c’est par la superposition d’un ordre classique au monde du désordre, accepté et reconnu comme le lieu d’élection de l’artiste contemporain, que prend forme l’image d’un univers qui présente de surprenantes affinités avec celui de la culture contemporaine »[8].

 

En définitive, la vraie force de ce texte on la trouve dans sa conclusion, malheureusement coupée au nouveau montage. On y perçoit un Eco qui semble retourner sa veste et qui finalement s’avère, contre toute attente, pas totalement aveuglé par son transfert à Joyce : Si le jeune artiste de Joyce, son alter ego fictif, dégage (grâce aux épiphanies) « certaines significations d’un monde qui, sans cela, serait amorphe ; et, ce faisant, il prend possession de ce monde, en devient le centre », Joyce « n’a pu, cependant, adopter pareille position sans se trouver aux prises avec des contradictions impossibles à  résoudre »[9].

 

Après avoir lu dans la première partie du texte que, « dans l’œuvre de Joyce se résout la crise médiévale de la scolastique et prend forme un nouveau cosmos », les quelques lignes qui suivent, tirées de ses toutes dernières pages, vont plutôt dans le sens de la relativisation de la réussite héroïque joycienne :

« L’image orientale du serpent qui se mord la queue, la structure cyclique et apparemment parfaite du livre ne doit pas nous tromper : Finnegans Wake c’est pas le triomphe d’un Verbe qui serait parvenu à définir pour toujours, dans ses rythmes et ses lois, l’univers et son histoire idéale, éternelle. »

« L’œuvre de Joyce n’est ni une bible, ni un livre prophétique dont le message serait définitif. En faisant converger et en amalgamant une série de poétiques autrement inconciliables, l’auteur a exclu d’autres possibilités de vie et d’art, révélant ainsi encore une fois que notre personnalité est dissociée, que nos possibilités sont complémentaires, que notre prise sur le réel comporte des inconciliables, que toute tentative pour définir la totalité des choses et les dominer est tragique, pour une part, parce que voué à l’échec ou à une réussite seulement partielle. »[10]  

 

On pourra s’étonner de l’accent lacanien de ces dernières lignes, d’autant qu’elles semblent là pour relativiser une bonne part de ce qui était jusque-là développé dans le reste du texte. On s’en étonnera moins en réalisant que si la version italienne de L’Œuvre ouverte date de 1962, son édition française intervient 3 ans plus tard après un travail de réécriture réalisé sous la houlette sévère de François Wahl (« il m’a incité à une révision commune qui n’a pas concerné seulement les question de langage mais aussi les exigence de la clarté philosophique »[11]), le même François Wahl à qui l’on doit la parution en 1962, aux Editions du Seuil, des Ecrits de Lacan.

 

En 1992 dans « le magazine freudien » L’Ane, Eco fait état de son « histoire d’amour » avec Lacan, et il évoque cette période en particulier :

« Je n’ai entendu parler de Lacan que peu d’années avant la parution des Ecrits. Je passais à Paris plusieurs jours d’affilée, occupé à revoir avec François Wahl aux Editions du Seuil la version française de mon Œuvre ouverte. En fait il s’agissait moins d’une révision que d’une vraie réécriture, car, pressé d’un côté par les critiques de Wahl et de l’autre pas les expériences que je conduisais avec des groupes de sémiologie en train de se constituer à Paris, Barthes en tête, […] j’étais peu à peu en train de repenser mon livre. Ce fut dans ce climat d’intense activité mentale et intellectuelle que Wahl, avec autant d’intensité, me parla de Lacan dont il suivait les enseignements […]. Quand j’eus entre les mains un des premiers exemplaires des Ecrits, j’en fis une lecture plurielle. »[12]

 

Du propre aveu d’Eco donc, la version française de L’Œuvre ouverte avait quelque chose d’inédit, ce qui n’était pas sans rapport avec sa rencontre avec la pensée de Lacan. Trois ans plus tard Wahl refuse de publier La Structure absente, un texte qui se voulait être une critique de Lacan par le biais d’une discussion des thèses de Lévi-Strauss, et il faudra attendre 1972 pour que les deux hommes fassent finalement connaissance, lors du fameux passage de Lacan à Milan.

 

De cette rencontre du 13 mai 1972, Eco dit qu’ils ne parlèrent ni de sémiologie, ni de psychanalyse « mais que quelques frivolités cosmiques »[13]. Une frivolité qui aurait régi par la suite leurs régulières rencontres : « Jamais nous n’avons parlé ensemble de problèmes sérieux. » Etrangement, le rapport que fait Lacan du ton de cette première entrevue en donne une image plus studieuse que celle décrite par le sémiologue. Je me permets ici de reproduire un bon morceau de l’ouverture du Séminaire du 21 juin 1972 :

« Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. Ce qui s’énonce sous le titre de structure l’intéresse, et nommément ce que j’ai pu moi-même en produire. Ça l’intéresse on ne sait pourquoi, mais on peut arriver à comprendre que c’est en raison de problèmes personnels. […]

La personne dont je parle, et qui a été vraiment très gentille avec moi, m’a bien expliqué comment il s’était retrouvé accroché à ce qu’il appelle mon système, pour en dénoncer les piquants, et c’est aussi pour cela que je le mets aujourd’hui en épingle, pour éviter une certaine confusion. Il s’est accroché à ce qu’il trouve que je fais trop d’ontologie.

Je ne crois pas qu’ici on pense de même, bien qu’il n’y ait pas que des oreilles ouvertes, il y a comme partout une quantité de sourds. Dire que je fais de l’ontologie, c’est tout de même assez drôle. Et la placer dans ce grand Autre que je montre comme devant être barré et épinglé du signifiant de ce barrage lui-même, c’est curieux.

Ce qu’il faut voir dans le retentissement, dans la réponse qu’on obtient, c’est qu’après tout, les gens vous répondent avec leurs problèmes. Son problème à lui, c’est que l’ontologie, et même l’Être déjà, lui restent en travers de la gorge. C’est en raison de cela – si l’ontologie n’est simplement que la grimace de l’Un, c’est évidemment que tout ce qui se fait à la commande est bien suspendu à l’Un, et, mon Dieu, ça l’embête. Alors, il voudrait bien que la structure fût absente. »[14]

 

Soit le 13 mai 1972 Lacan et Eco n’ont pas seulement parlé de frivolités cosmiques, soit Lacan avait auparavant pris connaissance de La structure absente, tout juste sortie des presses du Mercure de France. Reste qu’Eco aura été sensible à la réponse que lui aura donné Lacan : on peut en effet lire, en 1980 sous la plume de l’Italien que « si Lacan est intéressant, c’est parce qu’il reprend (re-prend) Parménide »[15], une sentence qui semble accuser bonne réception de la réponse que le psychanalyste avait dû lui faire et qu’il retransmettait (non sans piquant) aux gens de son Séminaire :

« Cette idée de l’œuvre, cette histoire de l’art, cette veine, ça rend esclave, c’est certain. C’est touchable quand on voit ce que quelqu’un qui n’était ni un critique ni un historien, mais un créateur, a formé comme image de cette veine — l’esclave, le prisonnier. Un nommé Michel-Ange nous a montré ça. Alors en marge, il y a les historiens et les critiques qui prient pour l’esclave.

C’est une momerie comme une autre, c’est une espèce de service divin qui peut se pratiquer. Ça cherche à faire oublier qui commande, parce que l’œuvre, ça vient toujours à la commande, même pour Michel-Ange.

Celui qui commande, c’est ça que j’ai d’abord essayé de vous produire cette année sous le titre Yad’lun. Ce qui commande, c’est l’Un. L’Un fait l’Être. Je vous ai prié d’aller chercher ça dans le Parménide. […] L’Un fait l’Être comme l’hystérique fait l’homme. Evidemment, l’Un n’est pas l’Être, il fait l’Être. C’est cela qui supporte une certaine infatuation créativiste. »[16]

 

Eco aura-t-il eu vent de cette analyse quelque peu sauvage que fit Lacan de son « cas » en plein séminaire ? Impossible de l’affirmer, reste qu’une certaine interprétation de Lacan aura eu sur le jeune sémiologue un effet saisissant, comme il le confesse dans son texte destiné à L’Âne :

« Nous étions en train de dîner, je parlais d’autre chose, peut-être avais-je mis trop de passion à parler d’autre chose et Lacan, avec l’air de celui qui parle d’autre chose lui aussi, a laissé tomber une parole qui m’a fait voir d’une autre façon une expérience que j’étais en train de vivre et à laquelle je me référais certainement, tout en feignant de parler d’autre chose. Lacan avait parlé de façon distraite et m’avait enjoint de manger mon Dasein.

Ma vie a changé. Lacan ne l’a jamais su. Et pourtant, je crois qu’avec son flair d’animal dévorateur d’âmes il avait compris qu’en parlant d’autre chose c’est de moi que je parlais, et il a laissé tomber sa réplique tout en parlant d’autre chose pour me frapper au cœur. Il ne l’a pas fait consciemment, c’était son instinct qui le porta à dire ce qu’il a dit. C’était son damné flair, il réagissait sans réfléchir, mais il frappait juste.

J’ignore si cette réplique jetée par hasard a consacré ma damnation ou mon salut, et s’il me rendait le bien pour le mal ou le mal pour le bien. Il faisait son métier (et je donne à cette expression son sens le plus haut). »[17]

 

En quoi la vie d’Eco a-t-elle changé à la suite de cette réplique de Lacan ? On peut imaginer que le lecteur pointilleux des Ecrits qu’était Eco fut sévèrement renvoyé, par le « mange ton Dasein » que lui adressa Lacan, au Séminaire sur « La Lettre volée », et donc au message que cette dernière renferme :

« Tu crois agir quand je t’agite au gré des liens dont je noue tes désirs. Ainsi ceux-ci croissent-ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramènent au morcellement de son enfance déchirée. Eh bien, c’est là ce qui sera ton festin jusqu’au retour de l’invité de pierre, que je serai pour toi puisque tu m’évoques. »[18]

 

Mon hypothèse c’est qu’en renvoyant ainsi Eco à l’énigme de son désir et de ce qui le cause, Lacan a contribué à faire de lui un romancier à succès. Un habile conteur qui n’aura eu de cesse que de mettre en scène la quête d’une vérité fuyante (Le Nom de la Rose), d’un ombilic insaisissable (Le Pendule de Foucault, L’Ile du jour d’avant) ou encore d’un fétiche sur lequel il ne faut surtout pas mettre la main (Baudolino). En passant du côté de ceux qui fondent l’œuvre et qui faussement offrent la liberté de son interprétation tout en se réservant le prestige du dernier mot (voir Apostille au Nom de la Rose), Eco a peut-être tenté de sortir de cet esclavage auquel le condamnait, selon Lacan, son choix pour la « veine » de « l’idée de l’œuvre » et « l’histoire de l’art ». Un sursaut qui pourrait alors expliquer un autre des remaniements du texte consacré aux poétiques de Joyce : Si en 1965 on pouvait lire que « l’artiste médiéval était esclave des choses, esclave de l’œuvre même qu’il devait mener à bien selon des règles déterminées »[19], en 2016 la nouvelle formulation proposée par Eco caviarde le terme d’esclave et donne de cet assujettissement une version où l’artiste semble se faire, un petit peu moins, avoir : « L’artiste médiéval était asservi aux choses et à leurs lois, asservi à l’œuvre même. »[20]

 

Pour conclure, il me faudra une dernière fois être aventureux et tenter de renverser la question tout juste posée : Qu’est ce que Lacan aura tiré de sa rencontre avec Eco (mis à part le plaisir d’une séduction réussie) ? On pensera à l’accent mis sur le signe plutôt que sur le seul signifiant à la fin de l’œuvre de Lacan et puis, bien sûr, l’importance que prendra l’œuvre de Joyce dans l’enseignement de Lacan quelques années après cette rencontre de 1972. Est-ce que les écrits d’Eco consacrés à Joyce ont inspiré à Lacan une part de ses réflexions du séminaire dit sur le sinthome ? Encore une fois, impossible de l’affirmer. Reste que l’on pourra s’amuser de la disparition d’un autre passage du texte d’Eco, qui me laisse penser que si l’on ne peut assurer que Lacan ait lu le texte de l’Italien, ce dernier n’a sans doute pas été sans prendre connaissance des développements de l’analyste sur le cas Joyce :

« Il s’agit bel et bien ici de la destruction de l’univers de la culture et – à travers lui – de l’univers tout court. L’opération ne se réalise pas sur les choses mais dans le langage, par le langage et sur le langage (sur les choses vues à travers le langage, et sur la culture qui s’exprime à travers lui). »[21]

 

C’est ce qu’avait bien compris Jung, lorsqu’au moment de la parution d’Ulysse, il notait comment, à travers un « abaissement du niveau mental » allant jusqu’à l’abolition de la « fonction du réel », la dualité du subjectif et de l’objectif disparaît pour laisser place à « un ténia dont on ne sait s’il appartient à l’ordre physique ou transcendantal. » Victime d’une certaine déformation professionnelle, Jung faisait remarquer qu’à première vue, le texte d’Ulysse ressemble au monologue d’un schizophrène. Pourtant, il discernait bientôt l’intention que dissimule ce parti-pris d’écriture ; la schizophrénie a ici valeur de référence analogique et doit être considérée comme une sorte d’opération « cubiste », par laquelle Joyce, suivant les tendances de l’art moderne, dissout l’image de la réalité dans un cadre infiniment complexe « dont le ton est donné par la mélancolie de l’objectivité abstraite ». Par cette opération, remarquait Jung, l’écrivain ne détruit pas sa propre personnalité, comme le ferait le schizophrène : au contraire, il retrouve et fonde sa propre unité en détruisant hors de soi quelque chose. Ce quelque chose c’est « l’image classique du monde. »

 

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[1] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p. 175.

[2] Ibid., p. 174.

[3] U. Eco, « Portrait du Thomiste en jeune homme », in Ecrits sur la pensée au Moyen Age, Grasset, Paris, 2016, p. 948.

[4] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, op. cit., p. 174.

[5] Ibid., p. 223.

[6] Ibid., p. 231.

[7] Ibid., p. 232.

[8] Ibid., p. 243.

[9] Ibid., p. 203.

[10] Ibid., p. 292.

[11] Ibid., p. 313.

[12] U. Eco (1992), « Histoire d’amour », in L’âne n°50, avril-juin 1992, Paris, p. 13.

[13] Ibid.

[14] J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), Paris, Seuil, 2011, p. 222-223.

[15] U. Eco (1980), « La crise de la crise de la raison », in La Guerre du Faux, op. cit., p. 167.

[16] J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), op.cit., p. 222.

[17] U. Eco (1992), Histoire d’amour, op. cit., p. 14.

[18] J. Lacan (1966), Le séminaire sur « la Lettre volée », in Ecrits, Seuil, Paris, p. 40.

[19] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, op. cit., p. 203.

[20] U. Eco, « Portrait du Thomiste en jeune homme », op. cit., p. 985.

[21] Encore une fois on notera en passant la compatibilité de cette formule avec celles prononcées par Lacan.