« Elle » un film de Paul Verhoeven – Corinne GARCIA

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« Elle » un film de Paul Verhoeven – Corinne GARCIA

ENCORE

 

« Elle » est un de ces films qui nous plonge du début à la fin dans un état d’excitation autant émotionnel qu’intellectuel. Il commence directement par un viol, enfin…..on comprend au fur et à mesure que c’est un viol. Même la scène inaugurale du film se livre à son rythme, d’abord des sons de voix qui indiquent une scène sexuelle, puis l’image, puis Isabelle Huppert qui se relève après la fuite de son agresseur, on comprend ce qui s’est passé dans un léger effet d’après-coup. Au lieu d’appeler la police, la « victime »

commande des sushis.

 

Inauguralement et sans scène d’exposition, le film annonce les changements de registre qui le parcourront tout du long, et notamment celui central d’une prédatrice qui se révèle au fur et à mesure, après avoir été une proie. D’autres changements de registre, plus formels participent de la jubilation que suscite le film. Le thriller se déconstruit, on passe de l’horreur à la farce féroce sans transition, la trame du récit classique s’effiloche au rythme de l’évolution du film, au passage quelques archétypes sont pulvérisés.

 

Le film déjoue toutes les formes possibles d’identification. Impossible de s’identifier à l’un des hommes du film. Ils sont tous brillamment décevants et sans consistance… l’un est un violeur, l’autre un amant navrant et insipide, l’ex-mari peine à se construire vie professionnelle et sentimentale, le voisin est castré par la dévotion enflammée d’une épouse bigote. Le fils, même s’il semble préférer s’arranger d’une cécité pathologique qui lui permet de ne pas reconnaitre en sa compagne une fieffée infidèle, et du coup à « se faire tenir » comme père, est à la rigueur celui qui semble le plus épargné par cette consternante contagion d’hommes exsangues de vrai désir. Les femmes ne sont pas en reste, et même si elles semblent mener un peu plus la danse – une senior amatrice de chair fraîche, une dévote jouissant d’être dévorée par sa foi et dont la dernière réplique dans le film est glaçante, une collègue aveuglément confiante et dévouée, une jeune mère assumant sans états d’âme son infidélité – aucune d’elles ne donne l’image d’un être solidement arrimé à son désir. Au centre, tel un noyau autour duquel tournent tous ces électrons, la Serenissima, Isabelle Huppert, absolument magnifique dans son interprétation

 

Le film déjoue toutes les formes possibles d’identification. Impossible de s’identifier à l’un des hommes du film. Ils sont tous brillamment décevants et sans consistance… l’un est un violeur, l’autre un amant navrant et insipide, l’ex-mari peine à se construire vie professionnelle et sentimentale, le voisin est castré par la dévotion enflammée d’une épouse bigote. Le fils, même s’il semble préférer s’arranger d’une cécité pathologique qui lui permet de ne pas reconnaitre en sa compagne une fieffée infidèle, et du coup à « se faire tenir » comme père, est à la rigueur celui qui semble le plus épargné par cette consternante contagion d’hommes exsangues de vrai désir. Les femmes ne sont pas en reste, et même si elles semblent mener un peu plus la danse – une senior amatrice de chair fraîche, une dévote jouissant d’être dévorée par sa foi et dont la dernière réplique dans le film est glaçante, une collègue aveuglément confiante et dévouée, une jeune mère assumant sans états d’âme son infidélité – aucune d’elles ne donne l’image d’un être solidement arrimé à son désir. Au centre, tel un noyau autour duquel tournent tous ces électrons, la Serenissima, Isabelle Huppert, absolument magnifique dans son interprétation.

 

Le film procède grâce à cette actrice immense, à une mise en abyme réjouissante. Tout le monde est fasciné par Isabelle Huppert /Michèle, que ce soit les personnages du film ou nous spectateurs. Le film, et Isabelle Huppert, propose un personnage féminin assez remarquable. Elle est sûre d’elle, dominatrice, séduisante, elle peut trahir ou cajoler d’une seconde à l’autre, foudroyer son interlocuteur ou le soutenir, être attentive ou destructrice. Dans la même séquence elle s’inquiétera avec sincérité des déboires professionnels de son ex-compagnon, non sans avoir, auparavant, délibérément défoncé le pare-choc de sa voiture. Elle choisit délibérément aussi une sexualité violente. On ne saurait y voir l’expression du fantasme des femmes à être violées. Ce serait une conclusion hâtive dont le film n’apporte de toute manière pas véritablement l’hypothèse.

 

Tous les personnages évoluent dans un contexte bourgeois, on reconnait tous les symptômes d’une tristesse dans la modernité, affadissement insipide de leurs propres vies, qui ne se soutiennent ni de passion, ni d’amour véritable, ni de lien digne de ce nom. Tout juste peuvent-ils graviter autour de cette femme qui les fascine, les domine, sans que la moindre consistance visible ne semble soutenir les liens. Cette femme se lasse aussi de son amant, et le fait qu’il soit le compagnon de sa plus proche amie ne constitue même plus un interdit assez puissant pour donner corps à leur relation. Plus donc que le fantasme névrotique d’une femme d’être violée, le film construit l’image d’une femme qui à l’égal d’un homme (elle porte d’ailleurs un prénom unisexe) peut jouir d’être prédatrice, peut jouir d’une sexualité violente. « Les malades », dit-elle, « ça (la) connait », « oui, mais la plus dangereuse c’est toi », lui répond son ex-compagnon : en effet, au fur et à mesure que le film progresse, le spectateur peut se demander qui, avec les viols perpétrés, sadise qui.

 

On se demande aussi si Verhoeven, à partir du livre de Djian, ne construit pas un personnage emblématique d’une perversion au féminin. On sait tout ce que doit le pervers à son public… névrotique. Le névrosé échoue dans son rapport à la culpabilité, et reste fasciné par le pervers qui semble en déjouer tous les pièges. Comme tout pervers, Michèle garde un sang-froid terrible, en toute circonstance. Le regard souvent indéfinissable d’Isabelle Huppert sert à merveille d’ailleurs ce dispositif. Cette femme ne doute pas, soutenue d’un amour d’elle-même qui ne laisse aucune place à la relation objectale, qu’elle combat d’ailleurs dès qu’elle est susceptible d’apparaitre ; lorsque son ex-compagnon s’engage auprès d’une professeure de yoga, elle ne perd pas de temps à ridiculiser l’histoire et à évincer l’imprudente. En perverse accomplie, les hommes sont convoqués à être ses admirateurs, dont la présence contribue à entretenir son narcissisme… Méprisés, superflus, ils peuplent son univers comme de simples figurants. Cette femme à l’acte dans sa perversion, ne se passive pas, elle retourne même le viol à son avantage, et ne peut consentir à aimer : elle domine son objet. Elle prend, elle lâche, ne cède jamais rien à l’autre. Deux scènes avec l’amant l’illustrent parfaitement ; l’une où il lui propose une fellation dans son bureau, elle y consent mais en se saisissant avec désinvolture d’une poubelle, l’autre où après l’avoir poussée à avoir un rapport sexuel, elle choisit de ne donner à son amant qu’un corps inerte, mort. Elle exprime avec une froideur glaçante l’ennui qu’elle a de l’autre. Comme une perverse, elle ne se donne jamais : corps impénétrable… sauf, sauf au prix d’un passage à l’acte violent qu’elle instrumentalise.

 

Le film est donc une vraie réussite, bien sûr en ce qu’il consacre un sujet rare cinématographiquement, en ce qu’il exploite très ironiquement le thème bien connu suivant lequel le pervers semble réussir là où le névrosé semble échouer, en tout cas remarquablement bien sur les ravages du sujet divisé par rapport à son propre désir.