Compte rendu : Markos Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan – Dina GERMANOS BESSON, Marie-Jean SAURET
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Cet ouvrage s’inscrit dans la suite du travail exploratoire des rapports de Lacan avec Lévi-Strauss et n’est que le premier volume des « mythologies de Lacan » que Markos Zafiropoulos se propose d’exposer. Markos Zafiropoulos confronte son lecteur à une lecture patiente de laquelle il s’efforce d’extraire la logique à l’œuvre sans jamais mobiliser le « Lacan d’après », celui-là même qui est le fruit de la période étudiée.
Selon l’auteur, Lacan recourt à une lecture structuraliste des mythes qui le conduit à « démythologiser la théorie [freudienne] psychanalytique du père », le libérant de son emprise totémique. Dès lors, il ne reste du père que sa fonction, c’est-à-dire celui d’être un signifiant qui se substitue au signifiant maternel, celui qui permet à l’enfant d’échapper à la jouissance maternelle, sa menace de dévoration, l’humanisant. Cette lecture s’échafaude, dans cet ouvrage, à travers les « caractères littéraires », auxquels Lacan a eu recours, allant d’Œdipe à Hamlet (et son envers Antigone), en passant par Le Diable amoureux de Cazotte. La lecture des mythes le lie à Lévi-Strauss qui cherche, à sa façon, à travers ceux-ci, à analyser le passage de la nature à la culture, ou « la faille » entre les deux, lieu incarné par la figure d’Antigone, selon Lacan. Elle lui permet d’éclairer ce qu’il en est de la théorie du fantasme et, surtout, de sa traversée, lieu de la faille mis au jour par l’expérience de la passe.
Cet ouvrage soulève et inspire plusieurs interrogations. Aux questions : que veut la femme et que veut la mère ?, l’on peut ajouter : que veut la sœur ? Pour l’auteur, « être une sœur » est la réponse d’Antigone à la question de que veut la femme – une réponse particulière, car elle ne répond pas par « un idéal de mère ». L’auteur en fait donc bien une réponse et pas une question. En faire une question nous renvoie à l’anecdote de la bohémienne : à la question « qui pleuriez-vous davantage : la perte de l’époux, du fils ou du frère ? », celle-ci répond : le frère, car l’époux peut être remplacé et le nouveau fils engendré. Autrement dit, l’impossible deuil du frère enchaîne à jamais le sujet à sa lignée. N’est-cepas ce qui se passe chez Antigone… mais à ceci près ? En élisant le frère, ne s’aliène-t-elle pas à son tour à la lignée maudite des Labdacides, celle qui consiste en « la répétition déplacée des mêmes signifiants » (Michaux, 2008), puisque le destin tragique de cette famille se poursuit avec les enfants d’Œdipe ?
Seulement, en ne cédant pas sur son désir d’être l’héritière d’un destin qui commence avec une faute, celle du père – et contrairement à sa sœur Ismène qui a décidé de renoncer à ses origines et d’obéir à la loi de Créon – Antigone, en ensevelissant son frère pour l’inscrire dans la liste des fils d’Œdipe, assume son désir. A son tour, elle sacrifie tous les biens matériels, pour s’éterniser comme Antigone, fille d’Œdipe. Elle ne cède pas sur son désir d’accomplir son destin, celui de tendre à l’autre Loi, un désir sans objet, en figurant la Chose, le manque même. Antigone se conçoit ainsi comme l’incarnation de la Chose, la réalisation absolue du désir, puisqu’en acceptant la mort et en s’affranchissant du monde de la représentation, elle arrête le glissement infini des signifiants et des objets, le parcours métonymique du désir, mettant fin, par conséquent, à la malédiction des Labdacides (celle-ci s’achève avec Antigone. Marquée par le désir originaire, elle finit par le dépasser).
D’une Antigone éminemment tragique qui se présente comme « αὐτόνομος », « autonomos », se régissant par ses propres lois, l’auteur convoque trois autres caractères approfondissant tour à tour la théorie du fantasme.
D’abord, recourir au Diable amoureux de Cazotte permet de répondre à la question : que veux-tu ? Seulement, la signification phallique comme réponse ne couvre pas totalement l’énigme. Il y aura toujours une part d’énigme, un reste, jamais levée, sinon on risquerait d’être dans un monde absolument symbolique. N’est-ce pas la leçon de Cazotte, illustrée à travers son conte philosophique, précurseur du genre fantastique ? Hostile à la prétention des Lumières de tout savoir expliquer (Markos Zafiropoulos nous pardonnera d’ajouter cette remarque), Cazotte leur oppose une leçon inversée : le héros se perd car il se fie à la Raison (l’Autre de la raison), puisqu’on ne peut, en effet, faire passer entièrement la jouissance à la castration. Ainsi, l’aventure démoniaque d’Alvare n’est que le résultat de sa curiosité intellectuelle, de son hubris. A trop vouloir savoir, à trop vouloir dévoiler la vérité, on s’enlise dans un fantasme aliénant, seul barrage contre le caprice maternel (incarné par la gueule ouverte du chameau) et sa loi incontrôlée. A trop vouloir savoir, on se confronte au monstrueux.
Ensuite, si Œdipe, l’Ancien, figure de la liberté d’acte du héros tragique, mais désormais révolue, est « sans fantasme », Hamlet, forme faussée du mythe œdipien, se conçoit, lui, comme le paralysé de l’acte. Confronté à la figure du père en défaut, « pas totalement mort » et donc « pas totalement symbolique », Hamlet est hanté par ce père sous la forme d’un spectre impuissant au désir contradictoire. Transmetteur d’une filiation non libérateur de la dette, cette figure empêche Hamlet de s’engager dans le « deuil du phallus ». Hamlet et son fantasme incarnerait-il la figure de l’homme moderne qui relaie cet Oedipe sans fantasme?
Qu’en est-il des mères ? Que veut la mère, nous dit l’auteur – prenant la contrepartie de « que veut la femme » ? Gertrude, mère de Hamlet (à la différence de Jocaste, mère d’Œdipe), dont « la volonté de jouissance » domine la tragédie, empêche son fils de distinguer son désir de la jouissance maternelle. C’est cette confusion qui enferme Hamlet dans « sa prison de verre ». Ainsi, pour ne pas être joui par la mère, il érige comme défense le fantasme, brouillant cependant les pistes de son désir. C’est en ce sens que la mère précède le père quant à la menace de la castration. Ce fantasme qui entraîne l’ajournement de l’acte et l’éloignement du sujet de son désir (paradigme incarné par Hamlet) est ce qui caractérise l’homme moderne.
L’intérêt de cette thèse consiste à voir comment, via la lecture des mythes anciens et modernes, la psychanalyse, une fois affranchie de « sa prison de verre », pourrait retrouver la liberté d’acte du héros tragique, à l’instar d’Antigone qui incarne « le style de sortie de la culture », sentier qui trace le trajet vers le réel, cet « autre nom de la nature ».
En définitive, le fantasme se conçoit comme une défense contre la jouissance maternelle. Il concerne, selon l’auteur, le sujet moderne. Contrairement à Œdipe et son père qui sont « séparés du savoir de la mort du père et de ses attendus », Hamlet et le roi du Danemark savent la vérité. Si l’on suit l’auteur et le sens implicite de la nouvelle de Cazotte, c’est-à-dire son aversion pour les Lumières : le sujet moderne serait davantage exposé à la jouissance (maternelle) – illustrée par un trop vouloir savoir, un monde sans interdit et sans refoulement donc –, déchirant l’illusion (nécessaire) du sujet, celle qui consiste à protéger le Père du déclin.
Vivement la suite annoncée !