ELINOR LA POUPEE, UNE EXPERIENCE ARTISTIQUE : ADOLESCENCE ET POLITIQUE – Renato SARIEDDINE ARAUJO, Juliana SILVEIRA MAFRA
Le court-métrage Elinor (2016) part d’une discussion entre adolescents qui se disputent pour déterminer le sexe d’une poupée en tissu, confectionnée par l’artiste Juliana Mafra et fraîchement tombée entre les mains des étudiants du lycée Estadual Central de Belo Horizonte. Une adolescente trans dira à propos de cette poupée « qu’il est évident qu’Elinor est une fille trans car — remarque-t-elle — on ne se définit pas par le stéréotype ». Provocateur, un autre jeune lui répondra que non, puisque, selon lui, dans ce cas elle serait tout de même « un homme trans, une fille qui est devenue un homme »
Un troisième demandera alors à ses camarades : « Quelle est la vrai histoire de cette poupée ? » Par la suite, il ajoutera encore qu’elle « habite en banlieue et qu’elle est une psychologue qui envisage de combattre ce système, car la lutte des classes… » « C’est la base de toutes les autres luttes », dira une autre fille en l’interrompant pour compléter elle-même la phrase.
Elinor est le nom d’une expérience de l’artiste Juliana Mafra, invitée par un groupe d’artistes polonais qui séjournaient à Belo Horizonte pour organiser une exposition avec des artistes locaux. Ils voulaient mener une discussion portant sur l’immigration en Pologne observant la famille de descendants polonais qui tenait le magasin de sucreries Lalka, ou poupée en polonais. Les actuels propriétaires du magasin, descendants des polonais immigrés ne parlaient pas polonais, et n’avaient plus aucun lien avec la Pologne, ils étaient tout simplement des brésiliens lambda.
L’œuvre d’art demandée aux artistes devait établir un rapport quelconque avec ce magasin au nom polonais fondé dans les années 1920. Juliana a repris la poupée d’une taille d’environ 1,50 m, qu’elle a cousu en tissu, à la demande d’une amie pour le tournage de son film Hibiscos debaixo da terra (2016) et elle m’a invité à produire des images (photo et film), tâche que j’ai partagée avec les étudiants
Nous étions en novembre 2016. Dans tout le pays, des dizaines de milliers de lycéens occupèrent près de mille écoles parfois pendant plus de six mois pour manifester contre le coup d’État qui, fin 2015, renversa la présidente Dilma Rousseff. Elinor fut apporté au lycée Estadual Central, où, jadis, la présidente, alors adolescente, avait fait ses études avant de s’engager dans la lutte contre la dictature militaire dans les années 1960. La poupée resta deux semaines campée parmi les jeunes et nous leur avons rendu quelques visites durant cette période où ils ont accompli des faits remarquables.
Jusqu’alors, nombreux parmi eux n’avaient jamais eu à se débrouiller pour leur propre compte. Au lycée Estadual Central, ils ont développé une campagne et un réseau de dons alimentaires, organisé les lieux de stockage et la distribution pour assurer l’alimentation des occupants de nombreuses autres écoles publiques de Belo Horizonte et de sa banlieue.
Ces étudiants d’environ 14 à 18 ans avaient les clés et contrôlaient l’accès à l’école. Évidement il a fallu créer des règles internes pour gérer le fonctionnement des lieux, la division des tâches (cuisine, ménage, garde de nuit). Il a fallu aussi gérer les rapports à l’intérieur du groupe et même la sexualité — qui était un sujet constant de discussion —, dans le but de garder une bonne entente entre eux. Ils ont développé, avec l’appui de nombreuses personnes extérieures, des activités pour s’occuper pendant la journée, et ils ont même pu organiser des cours dans les disciplines traditionnelles.
Avec les étudiants d’autres écoles, ils ont organisé des manifestations où ils étaient au nombre de quelques milliers. Par le biais d’une coordination nationale, ils ont collaboré ensemble pour l’organisation des voyages en bus de plusieurs dizaines de milliers d’étudiants de tout le pays vers Brasilia pour manifester contre l’affaiblissement de l’éducation publique. Ils ont dû faire face à l’agressivité impitoyable et inconstitutionnelle des forces de l’ordre et à plusieurs formes de pression et persécutions à divers niveaux.
Ils ont réalisé plusieurs assemblées, parmi lesquelles Elinor a pris part. À la suite de discussions sur l’éducation, ils ont fait remonter leurs revendications aux directeurs des écoles et aux représentants de l’État, lesquels étaient opposés de façon féroce et souvent illégale au mouvement. Beaucoup de parents, visiblement fiers, appuyèrent le mouvement, tandis que d’autres s’y opposèrent
Parfois, ils ont dû résister aux groupes de jeunes d’extrême droite qui venaient les menacer, ou encore se positionner face aux dirigeants de l’école qui ne collaboraient pas avec le mouvement et les exhortaient à cesser. Néanmoins, ils ont aussi reçu l’appui de très nombreux enseignants, même si d’autres visiblement s’y opposèrent À ceux qui leur disaient qu’ils ne pouvaient pas occuper ainsi l’école, ils répondaient simplement que d’abord l’école leur appartenait à eux. Pour beaucoup, ce fut la première initiation au débat public concernant leur propre sort et de celui de l’ensemble de la société. Ils s’inspiraient d’autres mouvements d’étudiants à travers le monde, comme celui du Chili surnommé « La révolte des pingouins ».
Dès le premier jour de l’occupation, Elinor reçut des étudiants de nouveaux vêtements, en commençant par le t-shirt de l’Union Brésilienne des Étudiants, des baskets, une cape et voilà : elle était une des leurs. Le film Elinor (2016), qui a même été sélectionné pour un festival de cinéma important au Brésil, essaye de donner à voir le cercle de solidarité et d’affection dans lequel la poupée a circulé. On voit dans le film des étudiants disant pouvoir confier leur secrets à Elinor, tandis que d’autres les révélaient dans les réunions appelées « cercles de shade », où tout pouvait se dire sur les collègues, pratique qui nous a semblée plutôt négative.
Un étudiant a dit qu’il a toujours préféré jouer aux poupées plutôt qu’aux voitures, parce qu’il s’identifiait aux poupées, alors qu’avec la voiture on ne pouvait pas faire grande chose. Laura a dit être physiquement identique à la poupée au point qu’on surnomma Elinor, Laura II, ce qui — selon elle — lui donnait des droits supplémentaires sur la poupée.
Pour le vernissage, nous avons invité quelques étudiants à témoigner de leur expérience avec Elinor ainsi que de leur démarche politique. Ils ont dit que la poupée et le film les encourageaient, en témoignant de leur lutte. Elinor — ont-ils conclu — pourra transmettre aux prochaines générations d’étudiants qu’ils ont « lutté pour eux et qu’ils doivent désormais lutter à leur tour pour leurs droits ».