Le néolibéralisme à l’horizon de ses limites – Jérémie CLEMENT

  • -

Le néolibéralisme à l’horizon de ses limites – Jérémie CLEMENT


VARIA

 


« Qu’est ce que la critique ? »[1], écrit par Michel Foucault, constitue le corpus théorique, la clef qui ouvre à la critique du libéralisme. Cette dernière, que le philosophe français déploiera abondamment dans Naissance de la Biopolitique, procède d’une vertu, d’une vertu éthique, dont l’attitude aura alors pour fonction « le désassujettissement dans le jeu de la politique de la vérité ». « Poser la question de la connaissance dans son rapport à la domination, ce serait d’abord et avant tout à partir d’une certaine volonté décisoire de n’être pas gouverné, cette volonté décisoire, attitude à la fois individuelle et collective de sortir, comme disait Kant, de sa minorité. Question d’attitude »[2], avance Foucault. Ce dernier ne cessera dès lors de s’attacher à adopter cette attitude critique lorsqu’il s’emploie à étudier la « gouvernementalité », dans sa dimension de pouvoir (généalogie foucaldienne) et de savoir (archéologie foucaldienne). Ainsi que le rappelle François Ewald, « le libéralisme est une pratique de gouvernement à partir de ces savoirs qui ont justement cette fonction de limitation de gouvernement »[3], et puisque toute relation de pouvoir comporte des dangers, il s’avère alors nécessaire d’interroger la limitation de gouverner. Etudier le néolibéralisme à partir de ses limites nous amène à considérer deux aspects en particulier, dont nous allons voir en fait qu’ils se rejoignent, s’articulent et se répondent. Limiter l’exercice de la souveraineté, tel qu’il est entendu dans le néolibéralisme, c’est dans le même mouvement nourrir l’idée d’un individu autonome, qui se suffirait à lui-même. Cependant, l’expérience de la pratique psychanalytique pourrait-être à même d’offrir l’éclairage nécessaire pour penser les limites de cet individu « entrepreneur de soi-même ».

 

D’abord, je souhaite rappeler un des deux aspects conditionnant l’origine du libéralisme : limiter, réfréner les conflits et l’exercice de la guerre. La pensée libérale se déploie en effet à une époque où les guerres de religion se succédaient, entraînant continuellement dans leurs sillages massacres et barbaries, au nom alors d’un Idéal religieux. Ces conditions d’émergence sont donc intimement liées à la volonté d’établir une paix civile stable et pérenne. Limiter plus durablement le cheval fougueux qu’est la guerre, la « pulsion de mort » pour les psychanalystes, tel est le leitmotiv princeps qui anime les penseurs libéraux de la première heure, une intention qui, insistons-y encore, constitue tout de même l’objectif initial de la politique.

 

Second point qui marque l’émergence de la pensée libérale : la limitation du pouvoir étatique. Quelle place faut-il lui laisser et quel est au juste sa raison d’être ? Comment limiter ce pouvoir dit « souverain », au vu des excès et des abus dont il a pu faire étalage par le passé ? Le paradigme libéral naît de la nécessité d’écarter le pouvoir absolu, qu’il s’incarne par « un homme ou une assemblée », comme l’entendait Hobbes. Prenant racine au XVIIIème siècle avec Adam Smith, que d’aucuns considèrent comme le Père du libéralisme, le libéralisme pose ainsi soupçon à la Raison d’Etat au nom d’un exercice de pouvoir jugé persécutif et absolutiste. L’histoire du libéralisme, c’est donc d’abord le fruit de l’histoire d’une critique, une critique des universaux, et en premier lieu desquels la société. Celle-ci, telle que pensée par les philosophes des Lumières, au premier chef Kant et Rousseau, s’établissait selon un cadre général, et sous l’égide d’un souverain énonciateur d’un contrat, le fameux « contrat social ». Pour les libéraux cependant, « La Société n’existe pas ! », à entendre d’ailleurs comme le fameux aphorisme de Lacan, « La femme n’existe pas » : c’est le La unifiant qui n’existe pas, qui n’a pas de réalité effective pour les libéraux. Hétérogène en son essence, la société ne peut s’accorder avec les visions monistes, totales ou totalitaires qui ont fleuri par le passé, et qui eurent des effets d’assujettissement et de hiérarchisation, autant que des conséquences souvent tragiques.

 

« On gouverne toujours trop, ou du moins, il faut toujours soupçonner qu’on gouverne trop »[4], dira Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique : en se positionnant d’emblée comme une politique émancipatrice, la philosophie néolibérale fait la part belle à l’individu en le posant comme souverain, en lieu et place de l’Etat. Elle se distingue bien d’être un art de l’insoumission. Dans ses fondements, le libéralisme fut une pensée de « gauche », éminemment libertaire, dont l’usage émancipateur allait bientôt frayer le passage de la Raison d’Etat à la Raison du moindre Etat.

 

C’est à partir du colloque Walter Lippmann, qui se tint à Paris en 1938, un an avant la mort de Freud et le début de la seconde guerre mondiale, que le nouveau, le néolibéralisme trouve son point d’origine. La pensée libérale dîtes « classique » fut alors revisitée et les premières pierres de l’édifice « néo-libéral » actuel furent posées. Le libéralisme, qui se bornait jusque-là à une véritable « phobie d’Etat », s’offre alors une « renaissance » : celle d’un recadrage, d’un repositionnement quant à l’Etat justement. Le néolibéralisme allait désormais assimiler ce dernier comme support au déploiement de l’économie de marché, étendue à l’ensemble des sphères de l’existence humaine et ce, sans limitation aucune justement. Par les outils juridiques notamment, l’Etat interventionniste devient alors le plus apte à faire de la concurrence la nouvelle norme de l’organisation sociétale et le moteur de l’action humaine. Davantage qu’une simple doctrine économique, le néolibéralisme témoigne là d’une véritable philosophie politique, expression d’une « méthode de rationalisation de l’exercice de gouvernement »[5], dont les principes de l’économie de marché viennent « régler l’exercice global du pouvoir politique »[6], dira Foucault.

 

Au XVIIIème siècle, avec Rousseau et Kant, l’autonomie d’un individu passait nécessairement par la soumission à la volonté de la Nation et ne prenait de sens qu’au travers de la répression, c’est à dire à partir du moment où une instance _le pouvoir étatique_ enjoignait l’individu à ne pas obéir ni céder à ces pulsions. Les penseurs libéraux vont s’attacher au contraire à questionner et à poser des limites à cette « soumission étatique » et alors à réinventer ce qu’à cette époque le sens d’autonomie recouvrait. A l’ère du néolibéralisme, la figure de l’homme nouveau est celle d’un individu propriétaire de lui-même, guidé par ses intérêts et par ses « plans de vie toujours différents », ainsi que l’énonçait Friedrich Hayek, prix Nobel d’économie en 1974 et grand artisan du néolibéralisme contemporain.

 

En 1916, Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, avance que « le moi n’est pas maître en sa propre demeure »[7]. Tout juste un siècle plus tard, le néolibéralisme s’évertue au contraire à promouvoir un individu entrepreneur de soi-même soit, pourrait-on dire, un « moi maître de sa propre entreprise ». L’individualisme alors à « l’avant-plan », « les individus (sont) considérés comme rationnels, c’est à dire capable d’adapter de façon la plus avantageuse les moyens aux fins assignées. »[8] Voilà la figure de « l’homo-oeconomicus », « entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même la source de (ses) revenus. »[9] L’homme économique, c’est un homme qui va s’évertuer à rationaliser au mieux ses conduites, à se rendre maître de son destin par le calcul de ses intentions, pourvu qu’elle s’exprime sur un quelconque marché. Problème : cette vision d’un homme autonome, entrepreneur de lui-même ne peut s’accorder avec l’hypothèse de l’inconscient que pose la psychanalyse. Cette dernière donne toute sa place à un savoir qui ne cesse d’échapper à l’homme, un savoir qui justement demeure dans l’ombre, le savoir inconscient. Ce « démenti infligé à l’humanité », cette blessure narcissique décentre alors l’homme de sa position toute-puissante dans laquelle il siège de toujours. Et comment s’accorder avec le libéralisme dans lequel, comme le soutient le libéral Hayek, « les fins de l’individu doivent être toutes-puissantes »[10] justement ?

 

Cet individualisme prôné et diffusé par la « gouvernementalité néolibérale » nourrit la croyance et le culte de l’autonomie de l’individu, et la possibilité de son dépassement de l’Autre, dans une adéquation à son propre mode de vie et son propre mode de jouissance. Pourtant, la psychanalyse nous indique une autre voie : le sujet ne saurait faire sans l’Autre du langage, ni sans son manque-à-être (objet a), différent d’un manque-à-avoir. « Ce manque, dira Lacan, est manque d’être à proprement parler. Ce n’est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe »[11]. Un manque, que le capitalisme s’attache illusoirement à combler par un tout un fatras d’objets à disposition sur les marchés ; ce manque, que la psychanalyse nomme aussi le « manque dans l’Autre », persiste et signe, la clinique n’ayant de cesse de nous le rappeler jour après jour, et toujours au cas par cas.

 

La psychanalyse, qui est « affaire de singularité, de rencontre mais aussi de politique »[12], pourrait alors être à même d’interroger notre culture et de mettre au jour les limites et les impensés du champ d’action néolibéral. L’inconscient dont elle fait l’hypothèse, soit cet insu qui s’exprime par-delà le sujet ou l’individu, « soit l’insistance dont se manifeste le désir »[13] dira Lacan, nous ouvre la voie de ce qui constitue une irréductibilité fondamentale, à savoir que le sujet ne peut être pensé sans l’Autre. Si l’individu prôné par le néolibéralisme se revendique comme autonome, l’expérience de la psychanalyse nous enseigne bien au contraire que ce dernier ne cesse pas d’être un sujet « autronome », soit donc ce sujet qui ne saurait être sans l’Autre.

 

« L’art libéral de gouverner », c’est de ne pas être gouverner justement, ou plus précisément avec Foucault, de « n’être pas tellement gouverné »[14]. La limite de la raison gouvernementale, voilà la critique fondamentale pour les libéraux. « Une critique perpétuelle », dira t-il, qui aura initialement pour visée les libertés individuelles, et à son horizon l’autonomie de l’individu. L’extension du discours capitaliste, que permet notre civilisation néolibérale fragilise à l’heure actuelle notre lien social, celui-là même qui non pas « s’auto-entreprend », mais s’entreprend à deux, toujours au moins à deux. Mais alors, l’individu auto-entrepreneur du néolibéralisme peut-il vraiment s’autoriser uniquement de lui-m’aime ? Depuis Freud, et avec Lacan dans son sillage, il semble bien qu’il lui faille encore quelques autres. Et face aux injonctions surmoïques voire féroces du monde marchand, un éclairage sur les zones Autres et opaques, suivi à la lettre et non pas au chiffre, voilà peut-être et à coup sûr la fonction de la psychanalyse dans la culture Néo-Occidentée et Libérenlisée.

 

 

______________________________________________________________________________________________

[1] M. Foucault, Conférence donnée à la Société française de Philosophie le 27 mai 1978 et publiée en français dans le Bulletin de la société française de philosophie, t. LXXXIV, 1990, 84, 2.

[2] M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », conférence du 27 mai 1978 à la Société française de philosophie, publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, avril-juin 1990, p. 52.

[3] F. Ewald,  Vérité du néolibéralisme, intervention au Colloque « Foucault and the neoliberalism », The American University, Paris, les 25 et 26 mars 2016.

[4]  M. Foucault, « Résumé du cours», in Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004, p 324.

[5] M. Foucault., Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004,

  1. 323.

[6] M. Foucault, « Leçon du 14 février 1979 », op. cit., p. 137.

[7] S. Freud, Introduction à la Psychanalyse (1916), éd. Payot, coll. « Petite Bibliothèque », Paris, 2001, p.266.

[8] W. Ossipow, « Le néo-libéralisme, expression de l’imaginaire savant », in Les Nouvelles idéologies, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1982, p. 13-30.

[9] M. Foucault, op. cit., p. 232.

[10] F. Hayek, La Route de la servitude, Paris, PUF, 1985, p. 42.

[11] J. Lacan, Le séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse 1954-1955, Paris, Seuil, 1978, p. 306.

[12] P. Bruno, Manifeste pour la psychanalyse, La Fabrique éditions, 2010, p.100.

[13] J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1973, p.19.

[14] M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la société française de philosophie, 84ème année, n°2, Avril-Juin 1990.