Les buts de la psychanalyse (Antigone, Lacan, Butler)
Markos ZAFIROPOULOS[1]
Pour nos deux dernières journées d’étude sur les sources littéraires de l’œuvre de Lacan[1], j’ai proposé de donner à nos travaux leur unité et leurs points de départ à partir de l’axiome rappelé en tête du premier volume de mes Mythologiques de Lacan intitulé « La prison de verre du fantasme », et qui énonce clairement :
Je soutiens, et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques.[2]
Du point de vue de Lacan il y a donc d’abord les textes puis les créations psychologiques qui ordonnent l’éthique de l’homme occidental, ses symptômes, ses inhibitions et ses angoisses adressés avec plus ou moins de bonheur au psychanalyste. Du coup on aperçoit que les textes, la culture, autrement dit le social, sont évidemment antérieurs à l’organisation de la subjectivité, ou que la clinique du cas et son évolution dépendent de celle des grands textes (littéraires, mythologiques, religieux, etc.) qui organisent les formations psychiques du sujet de l’inconscient constituant l’objet même de la psychanalyse, au premier rang desquels la formation du fantasme dont l’émergence historique en Occident accompagne, selon Lacan, celle du christianisme ou ce qu’il appelle l’ère de la mort de Dieu : « Le désir du névrosé, dirai-je, est ce qui naît quand il n’y a pas de Dieu ».[3]
L’homme du fantasme, l’homme névrosé est donc un produit de la culture et si l’on admet cela il faudra aussi admettre que l’étude des grands textes n’est pas optionnelle pour le champ psychanalytique. C’est un impératif épistémologique, car comment comprendre l’émergence du fantasme, sa texture et ses effets morbides sans comprendre l’évolution du texte religieux en Occident ou encore sans comprendre la brillantissime étude comparative qu’offre Lacan, entre la tragédie chrétienne des inhibitions du fils de la modernité (Hamlet) et le destin d’Œdipe. Entre Hamlet réduit à l’impuissance d’agir et les chemins de la passe du fils de l’Antiquité, conduisant Œdipe des ors de Thèbes au dème de Colone où il rejoint in fine cet être rien, dans lequel se révèle son être ou sa liberté d’être ?
« C’est donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme »[4] énonce enfin Œdipe à Colone. Voilà en effet où doit conduire, pour Lacan, l’expérience psychanalytique du névrosé moderne portée à son point d’excellence, en ce qu’elle produit un psychanalyste libre dans son acte analytique.
Ce qui permet à Lacan de désigner, ce que, de son point de vue, n’est pas un psychanalyste. Et ce qu’il n’est pas, c’est un :
Garant de la rêverie bourgeoise (…) Il ne s’agit pas du bonheur des générations futures (…) La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort (…) La terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son tour affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? (…) La détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…) n’a à attendre d’aide de personne.[5]
Et Lacan poursuit :
Œdipe ayant renoncé au service des biens, rien pourtant par lui n’est abandonné de la prééminence de sa dignité sur ces biens mêmes, et où, dans cette liberté tragique, il a affaire à la suite de ce désir qui l’a porté à franchir ce terme, et qui est le désir de savoir. Il a su, il veut savoir plus loin encore (…) Lear comme Œdipe nous montrent que celui qui s’avance dans cette zone, qu’il s’y avance par la voie dérisoire de Lear ou par la voie tragique d’Œdipe, s’y avancera seul et trahi.[6]
Le psychanalyste qui renonce au service des biens ou des avoirs, sera seul et trahi prophétise Lacan. Et il sera seul et trahi parce qu’il a lui même trahit en renonçant au service des biens (et du bien) qui organise le lien social et motive notamment l’infinité des jeux de pouvoir marquant la vie des foules masculines bien étudiées par Freud dans son grand texte Psychologie des masses et analyse du moi. Texte où brille par son absence l’analyse des foules de femmes dont j’ai proposé une esquisse dans ma Question féminine[7] en faisant valoir, que si les foules d’homme s’organisent autour de la prévalence des biens, celles des femmes s’organisent plutôt autour du rien comme il en fut de la foule des Clarisses que j’ai proposée comme paradigme des foules de femmes. Côté homme et côté femme l’attente n’est donc pas tout à fait la même. Et si le psychanalyste trahit l’organisation sociale des biens ou des avoirs, il trahit la prévalence du masculin dans la foule, pour rejoindre celle de l’être et donc du féminin. Si l’on veut se souvenir en effet, que le rien ou la pauvreté est bien la cause du désir, on comprendra alors facilement qu’au lieu du rien se loge la trahison des avoirs du père (et donc du masculin) par le fils de l’Antiquité abdiquant à Thèbes son sceptre royal pour se révéler, en fin de tragédie, comme un être pur, enseveli dans ce mystérieux tombeau de Colone qui restera pour l’éternité inconnu de tous. Se révèle aussi dans la tragédie d’Œdipe la fidélité de sa fille Antigone qui, seule, l’accompagne dans son errance aveugle et incarne au mieux le rien ou l’être de la vierge dont Lacan affirme qu’il est l’idéal de la femme comme femme, à la différence de l’être maternel qui dans le féminin travaille pour les avoirs du père (c’est à dire pour la domination masculine) et trahit absolument le registre de l’être féminin. Le psychanalyste lui aussi est trahi indique Lacan. D’accord, mais c’est parce pour ne pas dégrader sa fonction, il trahit le camp des avoirs, des biens et du bien de la cité, pour incarner au moins dans la cure la liberté d’agir que doit retrouver par quelque automutilation consentie le névrosé moderne enfermé dans la prison de verre de son fantasme.
On voit que le psychanalyste qui plastronne, fait volontiers état de son assise sociale et promet de participer à la bonne adaptation sociale de celui qui s’adresse à lui, ne trahit certes pas le bien de la cité mais risque toujours de trahir la cause même du désir. D’où cette notion de buts moraux de la psychanalyse dont souhaite s’émanciper Lacan.
Il me semble indispensable que nous nous soyons au moins arrêtés un instant sur ce qu’il y a de toujours voilé dans ce qu’on peut appeler les buts moraux de l’analyse. Promouvoir, dans l’ordonnance de l’analyse la normalisation psychologique inclut ce que nous pouvons appeler une moralisation rationalisante.[8]
Que le psychanalyste se mette au service d’une harmonisation psychologique avec le bien de la cité est donc, selon Lacan, une sorte d’escroquerie.[9] Raison pour laquelle, concernant sa recherche sur la formation des psychanalystes Lacan retourne aux sources de la culture occidentale pour s’enseigner non pas des choix des maîtres de la cité mais du destin tragique des héros qui s’y affrontent au prix de leur vie même, qu’il s’agisse d’Œdipe ou, comme je l’ai montré[10], d’Antigone qui s’oppose de manière véritablement sublime à la souveraineté du dénommé Créon, le tyran de Thèbes.
Bon, pour cette introduction de notre recherche concernant les buts de la psychanalyse j’ai repris quelques-unes des trouvailles qui fixent l’horizon de mon travail et que j’ai déjà relevées dans mes deux derniers ouvrages (La prison de verre du fantasme et Œdipe assassiné). Mais il me faut maintenant actualiser mon propos en intervenant dans la sorte de dialogue qui s’esquisse aujourd’hui entre les études de genre et la psychanalyse, sans toutefois quitter la belle Antigone puisque le hasard de mes recherches m’a conduit à découvrir que dans l’année 2000, Judith Butler a publié sa propre analyse d’Antigone[11]. Analyse où elle relève que, puisque l’issue de la tragédie n’est pas hétérosexuelle, il faut en appeler à un nouveau développement d’une théorie psychanalytique qui partirait de là. Selon la reine des études de genre en effet,
Il devient intéressant de remarquer qu’Antigone, qui clôt le drame œdipien, échoue à en produire une clôture hétérosexuelle, et cela pourrait indiquer la direction pour une théorie analytique qui prendrait Antigone comme point de départ.[12]
- Butler confirme donc d’abord que la psychanalyse lui tient à cœur puisqu’elle imagine un remaniement théorique du champ freudien, même si on se demande bien encore lequel, étant entendu qu’elle nous laisse en plan dans son ouvrage et n’en dit pas plus. Par contre, elle centre son analyse d’Antigone sur les relations entre l’Etat et la parenté. Comme pour indiquer, qu’en l’occasion, c’est moins le développement de la psychanalyse qui oriente son travail que cette question plus directement politique la conduisant au passage à développer une sorte de critique du structuralisme auquel elle semble préférer ce qu’elle appelle une théorie critique.
Très attentif au transfert de Lacan à Lévi-Strauss[13], et aux enjeux politiques que propose l’éthique de la psychanalyse, je relève d’abord que Butler semble ici mettre l’accent sur une relative dépolitisation inhérente à l’option structuraliste. La philosophe indique en effet que la question de l’Etat n’apparaît ni dans l’analyse d’Antigone de Lacan, ni dans celle de Lévi-Strauss[14]. Et que la théorie de la structure de parenté, comme celle du symbolique, chez les deux auteurs, n’ouvre, ni à l’invention, ni à l’élucidation des parentés non hétérosexuelles qu’elle semble appeler de ses vœux. Comme si au total la structure du symbolique (ou même la théorie structuraliste) avait vocation à non seulement geler l’interprétation, mais aussi à geler l’invention de nouvelles pratiques sociales ou l’histoire. Comme s’il n’y avait pas chez Lévi-Strauss une théorie, non pas de la structure de parenté mais des structures de la parenté[15] au pluriel, englobant des formes très variables de parenté. Et, insistons, comme si au total le registre du symbolique rendait fort difficile de penser de nouveaux types de parenté. Alors même que l’organisation signifiante des structures, pour Lévi-Strauss, est précisément l’opérateur capable d’offrir, sans cesse, des rations supplémentaires de signification[16]. On ne voit pas très bien en réalité ce que J. Butler reproche de ce point de vue à Lacan et à Lévi-Strauss, sauf à imaginer que les structures symboliques seraient, par essence, inaptes à l’évolution historique, et la théorie des structures un frein aux inventions sociales[17]. Pas du tout ! Mais il faut bien dire que ce point de vue est fréquemment partagé, pour toutes sortes de raisons que je ne vais pas ici développer, puisque pour les exposer convenablement il faudrait longuement développer l’analyse des relations existantes entre l’histoire et les structures. Ou encore donc l’histoire des échanges entre les structuralistes et les historiens. Mais pour en rester à l’invention d’un nouveau développement de la théorie psychanalytique prenant son départ d’Antigone, il faut bien constater que la tâche, pour Butler, reste en souffrance. Ce qui n’est pas surprenant car elle était pour elle largement hors d’atteinte, étant entendu que son poste d’observation des pratiques sociales, à la fois philosophique et sociologique, reste très loin de la clinique psychanalytique, comme des paradigmes du champ freudien, alors même que, outre sa référence aux travaux de Hegel, elle affirme pour son analyse d’Antigone être guidée par la lecture de Lacan et de Lévi-Strauss. Pourtant elle s’en tient manifestement assez éloignée, et semble se référer à des commentaires rédigés par quelques auteurs lacaniens anglo-saxons plutôt que directement au texte de Lacan.
- Butler propose notamment une interprétation d’Antigone qui met l’accent sur la virilité de l’héroïne :
Bien que Hegel prétende que son acte est opposé à celui de Créon, les deux actes sont plus en miroir qu’ils ne s’opposent l’un à l’autre, suggérant que si l’un représente la parenté et l’autre l’État, ils ne peuvent effectuer cette représentation qu’en devenant chacun impliqué dans l’expression de l’autre. En parlant à Créon, elle devient virile[18].
Et elle fait, in fine, d’Antigone une sorte de double de Créon, conformément d’ailleurs à ce que le tyran énonce lui-même dans le texte de la pièce. Et du coup, la philosophe rejoint l’avis de Créon, le patriarche qu’Antigone combat au prix de sa propre existence. Comme si Antigone avait affaire avec les affres d’une identification en miroir avec le tyran, au motif du chiasme qui les unit. Ce qui est tout à fait contraire à l’interprétation que propose Lacan de l’héroïne. Car, remarque Lacan, lorsque Créon plaide pour la famille et l’ordre de la cité, Antigone se lève pour garantir la particularité de l’être de son frère. Ou encore la particularité de l’être pris dans le langage. Si Créon parle au nom des avoirs, ce qui est fort masculin, Antigone parle au nom de l’être. Ce qui la porte, selon la dialectique que Lacan développe entre l’être et l’avoir, à l’autre pôle des genres, à savoir celui du féminin. Très loin donc d’incarner un quelconque registre des avoirs, ou de la virilité, comme il en est pour le patriarche (Créon), Antigone se lève comme une vierge qui incarne le rien. Ce qui la constitue ipso facto comme la cause même du désir. Puisque, pour Lacan, le rien est la cause du désir. Pour Lacan, si les avoirs, les biens ou le bien de la cité sont du côté de la jouissance de la figure larmoyante du père (qu’incarne parfaitement Créon), le rien est à situer avec Antigone comme la cause même du désir qui illustre au mieux le paradigme de ce que Lacan propose comme but éthique pour la psychanalyse.
D’où le fait peut-être que l’appel de Butler à la production d’une nouvelle théorie psychanalytique, qui prendrait son départ de l’issue non hétérosexuelle d’Antigone, tourne court. Même s’il y a bien une issue renouvelée pour l’expérience psychanalytique après l’entrée en scène d’Antigone dans l’histoire de la psychanalyse puisque cette issue n’est autre que ce que Lacan appelle la passe. Issue que Lacan retient, non pas parce qu’elle n’est pas hétérosexuelle, mais parce qu’elle consiste, beaucoup plus fondamentalement, dans l’émancipation de la cage du fantasme et de l’empire du phallus où se trouvent enfermés ceux que Preciado après Kafka appelle les singes savants de la modernité [19]. Quels que soient leur genre et leur sexualité.
D’où l’importance d’en venir à la théorie du phallus qui prévaut chez Butler comme lectrice de Lacan.
Le stade du miroir et La signification du phallus selon Butler
Dans l’ouvrage Ces corps qui comptent[20], Judith Butler fait une lecture croisée de deux textes de Lacan dont les rédactions sont séparées par une dizaine d’années : « Le stade du miroir »[21] de 1949 et « La signification du phallus »[22] de 1958. Par cette lecture en chiasme, elle veut notamment faire apercevoir, de manière critique, la prégnance des racines androcentriques de la théorie du phallus chez Lacan. Racines dont il faudrait se déprendre et qu’elle désigne dans l’émergence chez le sujet de la bonne forme, au moment du stade du miroir. J’ajoute qu’elle en vient ensuite à la question de l’œdipe, et de la castration qu’elle dit crainte par le garçon, tandis que la fille redoute, écrit-elle, de ne l’être pas (castrée). Dans la suite de son développement, Butler entend dévoiler le nom lacanien de l’opérateur de cette menace, et propose une sortie politique de cet impérialisme phallique, masculin et patriarcal qu’elle dénonce, en tentant notamment d’ouvrir la voie à un autre phallus (le phallus lesbien).
Pour elle, la menace de castration, qui du point de vue de la psychanalyse contraindrait les sujets à l’hétérosexualité, trouverait son homologie au plan de la culture dans une sorte de dissuasion, menaçant le sujet d’une chute dans ce style d’abjection que représenterait le devenir « pédé ou gouine ». Et nous voici donc projetés au plan du langage, puisque Butler aperçoit au moins, que Lacan s’oppose à réduire toute théorie de la position sexuelle sur le registre de l’anatomie. Car elle relève à juste titre que :
Contre ceux qui affirment que le sexe n’est qu’une question d’anatomie, Lacan soutient que le sexe est une position symbolique que l’on assume sous la menace, une position que l’on est contraint d’assumer, sous l’effet de contraintes opérant dans la structure même du langage et, par conséquent, dans les relations constitutives de la vie culturelle[23].
Par contre, elle innove en indiquant que cette contrainte se trouve retraduite dans la vie culturelle. Étant entendu que dans ce registre le sujet serait, selon elle, fermement appelé à se ranger dans le cadre de la binarité hétérosexuelle, faute de quoi il serait menacé, côté garçon, d’une chute terrorisante dans l’abjection de la féminité, incarnée par le « pédé », ou côté fille, dans celle de la masculinité phallicisée de la « gouine »[24].
Que dire de cette lecture de Butler ?
Tout d’abord, que le projet de lire ensemble deux textes pour en faire apercevoir les relations est intéressant. Mais il faut remarquer, tout de suite, que dans le premier texte (« Le stade du miroir » de 1949), Lacan n’évoque jamais ni la théorie, ni le simple terme de phallus, tandis que dans le second (« La signification du phallus » de 1958), il ne se réfère ni au stade du miroir, ni à la théorie de la bonne forme (ou de l’image de la bonne forme que Butler appelle schème morphologique), jamais mentionnée par Lacan. Ce qui fait du rapprochement entre ces deux textes une opération très délicate à fonder. Spécialement pour démontrer de manière inédite que l’androcentrisme du signifiant phallus se déduirait chez Lacan (au moins pour une part) de la théorie de l’émergence de l’image souche, au moment du stade du miroir, théorie que Lacan doit d’ailleurs à H. Wallon[25].
Pourtant le projet de Butler et de sa lecture critique est ici très limpide, puisqu’elle écrit :
Le schème morphologique établi lors du stade du miroir constitue précisément la réserve de morphé à partir de laquelle les contours des objets sont produits (…). On montrera en quoi cette trajectoire lacanienne s’avère problématique à deux titres (au moins) :1) le schème épistémique de l’apparition du monde des objets et des autres est marqué comme masculin, et fonde ainsi un impérialisme épistémologique, anthropocentrique et androcentrique ; 2) l’idéalisation du corps comme centre de contrôle esquissée dans le stade du miroir est réarticulée dans la conception lacanienne du phallus comme ce qui contrôle la signification dans le discours, dans « La signification du phallus« [26].
D’où l’idée de Butler d’une sorte de migration de l’imaginaire androcentrique du schème épistémique, qui émergerait au moment du stade du miroir, vers le registre symbolique du signifiant phallique, se trouvant du même coup imprégné par ce trait d’androcentrisme.
Alors, la Gestalt inaugurale du stade du miroir est-elle vraiment lourde d’un impérialisme androcentrique ?
Pas du tout, puisque Lacan situe très clairement dans le premier texte lu par Butler (« Le stade du miroir ») : « Cette Gestalt dont la prégnance doit être considérée comme liée à l’espèce »[27].
Si cette Gestalt est liée à l’espèce, c’est parce qu’elle vaut pour toute l’espèce, tous sexes confondus. C’est aussi parce qu’à ce moment du développement qu’est le stade du miroir, l’enfant ne connaît pas vraiment la différence sexuelle. Et qu’au total donc, cette Gestalt n’est évidemment pas genrée. Si cette forme peut prédisposer aux méconnaissances constitutives du moi et à l’illusion d’autonomie, indique Lacan, elle n’est ni masculine ni féminine. N’étant pas genrée, elle ne peut donc pas non plus contaminer d’androcentrisme le statut symbolique du phallus qui émerge après l’œdipe. Et ceci d’autant plus que, dans « La signification du phallus », Lacan scande très clairement la nette disjonction à faire valoir entre le signifiant qui relève du symbolique, et le registre de l’imaginaire. Disjonction qu’aperçoit d’ailleurs très bien Butler, reprenant justement cette scansion de Lacan en indiquant que « Le phallus est un signifiant (Lacan, Écrits II, 108) », mais avant d’ajouter fort malheureusement :
Par cette dernière déclaration, Lacan entend (…) rétablir le phallus comme site de contrôle (comme ce qui doit “désigner dans leur ensemble les effets de signifié”), et se placer lui-même dans la position de celui qui est le seul à même de contrôler la signification du phallus[28].
Faisant du signifiant phallus le signifiant de tous les signifiés et un signifiant contaminé par l’androcentrisme de la bonne forme du stade du miroir, J. Lacan, selon Butler, en établirait non seulement l’impérialisme genré (ce qui est faux), mais de plus il s’instituerait lui-même, Lacan, comme l’unique à contrôler la signification du phallus. Soit comme un maître, engagé dans une sorte d’impérialisme patriarcal, toujours à affermir. D’où l’idée souvent retrouvée dans les études de genre (comme par exemple chez Preciado[29]), d’une éthique lacanienne orientée dans ses options théoriques et cliniques par le renfort de la puissance du père de famille, et le pouvoir politique du patriarcat[30]. Ce qui chez Lacan au moins, est également parfaitement faux, et contradictoire avec sa théorie du père comme je l’ai déjà montré.
Alors quid de la castration et de qui est donc d’abord le phallus ?
Après cette rapide tentative de lecture du texte de Lacan, lecture qu’elle veut symptomale, et qui cherche d’abord à mettre au jour le détestable impérialisme masculin aux origines même de la théorie du phallus produite par un maître, il faut se demander : mais de qui est donc d’abord le phallus chez Lacan ? ou quelle est donc son origine ?
Et Lacan répond là encore clairement (toujours dans un des deux textes élus par Butler) : « si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire »[31]. D’où l’on peut très simplement constater que pour Lacan, le phallus en question n’est ni du garçon ni de la fille ou plus généralement de l’enfant. Il est d’abord de la mère. Ce qui dément encore un peu plus l’idée selon laquelle le phallus, chez Lacan, serait d’abord d’origine masculine. Sauf à classer la mère du côté du masculin, ce que ne fait pas Butler. Mais pour comprendre cette attribution originaire du phallus à la mère chez Lacan, il faut se référer à l’expérience clinique, ce que ne peut vraiment faire J. Butler, qui entend pourtant poursuivre sur la délicate question de la castration, pour rappeler en ces termes la sorte de dysharmonie liant les deux sexes à la menace, qui dans l’œdipe pèserait de manière genrée sur les sujets. Butler affirme :
Dans le scénario œdipien, l’exigence symbolique qui institue le “sexe” est accompagnée de la menace d’un châtiment. La castration en est la figure, et tandis que la peur de la castration motive l’assomption du sexe masculin, la peur de ne pas être castrée motive l’assomption du sexe féminin[32].
Mais quelle drôle d’idée se forme donc là chez Butler ? Idée qu’elle n’a pas non plus trouvée chez Lacan, puisque le second texte qu’elle lit (« La signification du phallus ») énonce clairement aussi :
C’est seulement sur la base des faits cliniques que la discussion peut être féconde. Ceux-ci démontrent une relation du sujet au phallus qui s’établit sans égard à la différence anatomique des sexes et qui est de ce fait d’une interprétation spécialement épineuse chez la femme et par rapport à la femme, nommément sur les quatre chapitres suivants : 1) de ce pourquoi la petite fille se considère elle-même, fût-ce pour un moment, comme castrée, en tant que ce terme veut dire : privée de phallus, et par l’opération de quelqu’un, lequel est d’abord sa mère, point important, et ensuite son père (…)[33].
D’où l’on vérifie :
1) que pour Lacan, la fille n’a pas peur de ne pas être castrée, comme l’affirme Butler, mais qu’elle considère qu’elle l’est déjà et,
2) que la fille est castrée, non pas du fait d’un mauvais traitement du père, mais de la mère. Ce qui est contradictoire avec la lecture de Butler qui retient, pour sa propre démonstration, que la menace de castration chez Lacan serait soutenue par le père. Et que de plus cette menace aurait un nom lacanien : le Nom du père.
La théorie lacanienne du Nom du père selon Butler
Que dit en effet Butler à propos de la théorie du Nom du père chez Lacan ?
La sexualité est motivée tout autant par le fantasme de retrouver des objets interdits que par le désir de se protéger de la punition qu’un tel recouvrement pourrait provoquer » [écrit-elle, avant d’asséner] : « Dans l’œuvre de Lacan, cette menace est habituellement appelée le Nom du Père[34].
Alors, cette lecture du texte de Lacan est-elle judicieuse ou exacte ?
Absolument pas, puisque le Nom du Père chez Lacan n’est en aucun cas le nom d’une menace comme l’affirme Butler, mais (redisons-le) c’est le nom de baptême que Lacan donne à Rome, en 1953, au signifiant à valeur sémantique zéro qui permet à la pensée symbolique de s’exercer. Signifiant qu’il découvre chez le Lévi-Strauss de l’Introduction à Sociologie et anthropologie de M. Mauss. Le Nom du Père est le nom de baptême que donne Lacan au signifiant à valeur sémantique zéro pour le névrosé apostolique et romain. Nom de baptême, qui rejoint le hau ou l’orenda dans la pluralité culturelle du lexique de ce signifiant zéro. C’est un signifiant insignifiant qui conduit très loin de la figure du potentat menaçant évoqué par Butler. J’ai déjà dit plus haut, que la castration ne relève pas chez Lacan de la menace du père (comme chez Freud). Elle relève bien plutôt, comme chez Sophocle, d’une automutilation par laquelle le sujet désinvestit une bonne part de son corps propre. Automutilation réalisée par amour pour le père mort, les ancêtres, le désir, la loi des dieux.
Pour Lacan, et dans l’œdipe, ce n’est donc pas du tout du fantoche paternel, terrorisant l’enfant par une quelconque menace d’éviration qu’il s’agit, mais c’est plutôt et de son point de vue la mère (puis, plus généralement, la Chose) qui menace l’enfant de sa jouissance morbide. Chez Lacan, le père devient donc une solution œdipienne, ou mieux dit, l’amour pour le père, au nom de quoi advient l’automutilation de l’enfant, s’extirpant de l’emprise de son moi idéal et trouvant dès lors sa puissance d’agir. Automutilation, qui aurait été réalisée d’un trait et sans reste par le héros antique (Œdipe ou Antigone), c’est-à-dire par le héros d’avant la mort des dieux et l’avènement du christianisme. Moment où l’éthique moderne du héros (dont le modèle est Hamlet) se prit à exiger une sorte de rançon qui, pour son malheur, lui ouvrit les portes de son enfermement dans sa cage fantasmatique. Cage fantasmatique construite autour de ce brio du reste phallique, qui devient l’image de lui-même, et pour laquelle il s’embastille dans la prison de verre de son fantasme le privant de sa liberté d’agir. Dans son fantasme le héros moderne s’identifie donc au phallus. On dit volontiers qu’il est phallicisé. Ce qui ne veut pas dire que le héros a le phallus mais qu’il est le phallus. Ce qui est très différent, et décide de son enfermement dans la cage narcissique. Et il faut bien apercevoir les assises de cet enfermement de l’homme moderne, ou encore la genèse clinique et historique de ce dispositif mental du fantasme (ou plus généralement de la névrose), puisque c’est, précisément, pour extraire l’homme moderne de cette cage que la révolution de Lacan propose une direction de cure en rupture radicale avec le corpus de Freud. Car si pour Freud les fins d’analyse sont orientées par l’instauration des conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du moi[35], la capacité de sublimer, et l’accès à une jouissance qui complait au bon père de famille (dont Créon figure dans l’Antiquité le paradigme), chez Lacan, ce qui est visé, c’est l’accès au lieu de la liberté d’acte, et de l’entre-deux-morts, où se tient Antigone. Et pourtant on constate que Butler, lectrice de Lacan, continue à imputer à la théorie de Lacan une sorte d’œdipe freudien. Ce qui démontre qu’elle n’a donc aperçu ni les enjeux de la révolution de l’œdipe chez Lacan, ni sa révolution du phallus, ni sa théorie du fantasme. Pas plus que sa théorie de la cure, qui vise, non pas à rejoindre la jouissance du père de famille, mais la liberté d’être d’Antigone. Liberté d’être que n’a pas vu non plus Butler, qui pourtant se réfère à la lecture de Lacan quant à son analyse de la tragédie. J’ajoute qu’en faisant de Lacan un suppôt du patriarcat, la philosophe de Berkeley n’a pas du tout compris la théorie du Nom du père chez Lacan. Théorie qu’il doit à Lévi-Strauss et qui se trouve refoulée chez elle. Ce qui n’est pas très étonnant puisque c’est un destin très ordinaire pour cette théorie d’être méconnue. Mais le refoulement de cette théorie est probablement redoublé chez Butler, comme il l’est dans tout le monde anglo-saxon. Parce que c’est précisément sur l’Introduction au recueil de textes de M. Mauss[36], soit sur le texte fondateur de Lévi-Strauss dans lequel Lacan a puisé la théorie du signifiant zéro, que Derrida a fait porter une large part de sa conférence critique de Baltimore[37]. Conférence critique du structuralisme, et fondatrice dans le monde anglo-saxon du poststructuralisme. Poststructuralisme qui a donc émergé au prix de l’effacement de ce qui le précédait certes (le structuralisme), mais plus particulièrement aussi, au prix de l’effacement du texte (l’Introduction à Sociologie et Anthropologie de M. Mauss) dans lequel Lévi-Strauss expose sa théorie du signifiant zéro, qui s’est donc trouvée refoulée larga manu outre-Atlantique par le succès même de la critique de Derrida. Refoulement théorique qui s’est disséminé chez les Anglo-Saxons, puis au plan international avec l’expansion de la french theory. Alors que, tout au contraire, c’est bien cette théorie du signifiant zéro qui a frappé en France les trois coups de la conversion au structuralisme de J. Lacan sur la question du père. Lacan qui revisita, à partir de cette théorie du signifiant zéro, l’éminente question du père inconscient, et qui a forgé le signifiant du Nom du père. De même que c’est avec ce nouvel outil conceptuel qu’il a relu toute la clinique du cas, dont celle de la phobie et de la psychose qui, selon le psychanalyste, émerge précisément lorsque ce signifiant (du Nom du père) est forclos dans l’univers symbolique du sujet[38].
On voit donc l’importance de la bévue de Butler, quant à son maniement de la théorie du père (et du Nom du père) chez Lacan. Et on aperçoit enfin tout ce qui fait que sa lecture croisée entre « Le stade du miroir » et « La signification du phallus » apparaît comme très erronée. De même donc qu’assez généralement son ambition critique, qui porte très à côté des textes mêmes de Lacan. Et au total très à côté de l’éthique ou de la politique du psychanalyste. Cette mauvaise lecture de Lacan expliquant peut-être d’ailleurs sa capacité d’innovation dans le domaine, comme il en est par exemple de sa proposition couronnant son ouvrage (Ces corps qui comptent) et qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle théorie du phallus : un phallus lesbien.
L’invention de Butler : un phallus lesbien ?
Après avoir montré ce qui gauchit de manière assez étonnante sa lecture de Lacan, j’ajoute que Butler propose en effet de compléter sa critique de la théorie du phallus en cherchant à ouvrir la voie à une conception d’un phallus dont la fonction pourrait opérer à travers une symbolisation libérée de l’impérialisme androcentrique. Impérialisme qu’elle considère notamment comme l’héritier de la prévalence arbitraire des organes génitaux masculins. D’où son idée de faire prévaloir d’autres parties du corps, et par là de s’engager vers la production d’une théorie d’un autre phallus, un phallus lesbien. Un phallus héritier d’autres fragments de corps (un bras, un os pelvien, une cuisse, un genou…). Pourquoi pas en effet ? Mais j’ajouterai tout de suite que la partie s’annonce délicate, puisque ces fragments de corps énumérés par Butler ouvriraient à une sorte de phallus sans éclipse. Un phallus qui ne débande pas. Un phallus sans cette présence/absence qui s’impose dans l’imaginaire et convient aussi au symbolique. Bref, il s’agirait alors d’un fétiche.
Partie à la recherche d’un phallus qui resignifierait, tout en étant libéré de son cortège de « privilèges masculinistes et hétérosexistes »[39], J. Butler tombe enfin sur ce qu’elle présente littéralement comme : « un fétiche alternatif »[40]. Fétiche dit-elle, comme pour confirmer le style d’objet qui motiverait en l’occasion sa recherche. Et permet, peut-être, de mieux comprendre pourquoi ce fut bien à partir d’une issue non hétérosexuelle d’Antigone qu’elle proposait en l’année 2000 de donner un nouveau développement à la psychanalyse, ignorant, comme je l’ai souligné, le prodigieux développement que Lacan avait réalisé quarante ans plus tôt. Et alors même qu’elle affirme se référer pour son étude d’Antigone à l’analyse qu’en propose Lacan éclairé par Lévi-Strauss.
Mais diantre ! J. Butler, que n’avez-vous pas mieux lu Lacan ? Car même si le psychanalyste ne prend pas son départ d’une issue d’Antigone que vous caractérisez comme non hétérosexuelle, comment imaginer que l’héroïne en vienne à singer une sorte de double de Créon ? Et comment lire l’analyse que fait Lacan d’Antigone, c’est-à-dire, comment lire le texte même du séminaire L’éthique de la psychanalyse en recouvrant d’un silence assourdissant la profonde subversion qu’apporte ici l’événement Lacan à la psychanalyse ? Subversion dont une des sources littéraires est précisément sa lecture d’Antigone, qui bouleverse profondément les buts moraux de la psychanalyse. Car si les directions de cures gardent quelquefois, comme point d’aboutissement, l’idéal paradigmatique de la jouissance du père de famille bien incarné par Créon, chez Lacan c’est tout au contraire le lieu d’Antigone qui est visé, comme lieu à rejoindre en fin de cure. Et le fossé qui sépare l’éthique de ces deux caractères ne peut être méconnu par qui que ce soit et spécialement pas par J Butler qui, à étudier de près la tragédie, en est venue, fort justement, à en appeler au développement d’une psychanalyse renouvelée à partir d’Antigone. Sans voir pourtant qu’un certain Jacques Lacan avait déjà fait le travail depuis longue date ! Quelle rencontre manquée ! Car comment ne pas voir tout ce qu’emporte avec lui le choix de Lacan pour la liberté d’acte d’Antigone quant à l’éthique de la psychanalyse. Et notamment pour ce qui concerne l’orientation de la traversée du fantasme, qui précisément libère le sujet de toutes sortes de contraintes. Dont celles qui pèsent, éventuellement, sur le choix d’objet et l’identification sexuée. Comment ne pas voir ce qu’emporte avec elle cette issue des cures, dont il faut prendre d’autant plus la mesure qu’elle doit être replacée, plus généralement, dans l’ensemble de la subversion déjà apportée par Lacan dans le champ freudien sur tous ces thèmes fondamentaux que sont les conditions de production de la psychanalyse, la question féminine, le soutien au patriarcat, l’analyse des homosexualités ou de la transidentité, bref tous ces thèmes enfourchés par le réquisitoire prononcé très souvent à tort par exemple par la leçon de Preciado du 17 novembre 2019[41]. Ce pourquoi j’ai répondu à cette leçon[42]. Et pourquoi j’ai aussi conclu sur ce fait que, s’agissant de la mutation à laquelle aspirent volontiers ceux qui voudraient s’engager pour faire valoir dans le champ freudien les exigences queer, dont le philosophe de la révolution sexuelle s’est fait le porte-parole, il convient d’abord qu’ils aperçoivent que ces exigences sont le plus souvent sans objet, puisque cette subversion a déjà été largement réalisée par la recherche de Lacan sur les buts éthiques de la psychanalyse. Un Lacan que j’ai donc caractérisé comme presque queer et qui offre en particulier à la subjectivité de l’époque rien moins que la sortie de la cage du fantasme et de la sublimation, comme la proposition de la passe.
Pour conclure sur la très délicate, mais fort éminente question du phallus, j’ajoute enfin, et notamment pour ceux qui voudraient s’engager dans la fabrique d’une queer psychanalyse, que je ne les encourage pas vraiment à suivre les indications de la célèbre philosophe de Berkeley sur ce point. Puisqu’à s’engager dans la production du phallus lesbien qu’elle propose et qu’elle nomme, de manière cliniquement juste, un fétiche, ils viendraient s’inscrire ipso facto dans cette longue liste des faiseurs de chapeaux ou de mirages[43] supplémentaires que promeuvent les autres producteurs de fétiches, qui tous à leur manière promettent forcément un triomphe contre la castration[44].
[1] Journées CIAP/ESPACE : Les sources littéraires de Lacan, Paris le 19 Janvier 2019 et Lacan tragique, Paris le 19 Juin 2022. Les textes des interventions sont publiés dans notre revue en ligne Sygne (sygne.net) N°3 et N°4.
[2] J. LACAN, Le désir et son interprétation Livre VI du Séminaire (1958-1959), Paris, La Martinière, 2013, p. 295-296.
[3] Ibid., p. 541.
[4] SOPHOCLE, Œdipe à Colone, éditeur p. 364.
[5] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse Livre VII du Séminaire (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 350-351.
[6] Ibid., p. 352-353.
[7] M. ZAFIROPOULOS, La question féminine de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2010, 192 p.
[8] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 349 (je souligne).
[9] « La perspective théorique et pratique de notre action doit-elle se réduire à l’idéal d’une harmonisation psychologique ? Devons-nous, dans l’espoir de faire accéder nos patients à la possibilité d’un bonheur sans ombres, penser que la réduction peut être totale de l’antinomie que Freud lui-même a articulée si puissamment ? Je parle de ce qu’il énonce dans Le Malaise dans la civilisation, quand il formule que la forme sous laquelle l’instance morale s’inscrit concrètement dans l’homme, et qui n’est rien moins que rationnelle à son dire, cette forme qu’il a appelée le surmoi, est d’une économie telle qu’elle devient d’autant plus exigeante qu’on lui fait plus de sacrifices.
Cette menace, ce déchirement de l’être moral chez l’homme, nous est-il permis de l’oublier dans la doctrine et la pratique analytiques ? À la vérité, c’est bien ce qui se passe – nous ne sommes que trop portés à l’oublier, autant dans les promesses que nous croyons pouvoir faire, que dans celles que nous croyons pouvoir nous faire à propos de telle issue de notre thérapeutique.
Une analyse doit-elle idéalement, en droit dirais-je, se terminer sur cette perspective de confort que j’ai épinglée tout à l’heure de la note de rationalisation moralisante où elle tend à s’exprimer trop souvent ? (…) est-il tenable de réduire le succès de l’analyse à une position de confort individuel, liée à cette fonction assurément fondée et légitime que nous pouvons appeler le service des biens ?
Quelque régularisation que nous apportions à la situation de ceux qui ont concrètement recours à nous dans notre société, il n’est que trop manifeste que leur aspiration au bonheur impliquera toujours une place ouverte à un miracle, une promesse, un mirage de génie original ou d’excursion vers la liberté, caricaturons, de possession de toutes les femmes pour un homme, de l’homme idéal pour une femme. Se faire le garant que le sujet puisse d’aucune façon trouver son bien même dans l’analyse est une sorte d’escroquerie. » (J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 349-350).
[10] Voir M. ZAFIROPOULOS : Œdipe assassiné ? Œdipe Roi, Œdipe à Colone, Antigone ou l’inconscient des modernes. Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Toulouse, Erès, 2019.
[11] J. BUTLER, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, Epel Éditions, 2003, Édition du Kindle.
[12] J. BUTLER, op. cit., Édition du Kindle, emplacement 1547.
[13] M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003.
[14] « L’État n’apparaît pas dans la lecture que Lacan fait d’Antigone, ni même dans celle de Lévi-Strauss avant » (J. BUTLER, op. cit., Édition du Kindle, emplacement 242).
[15] Cl. LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, La Haye ,1967.
[16] Cl. LEVI-STRAUSS, Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. XLIX.
[17] « Un certain ordre social est basé, plutôt, sur une structure de communicabilité et d’intelligibilité comprises sur un plan symbolique. Et bien que pour ces deux théoriciens [Lacan et Lévi-Strauss] le symbolique ne soit pas la nature, il institue néanmoins la structure de la parenté selon des voies qui ne sont pas précisément malléables » (J. BUTLER, op. cit., emplacement 243).
[18] J. BUTLER, op. cit., emplacement 212.
[19] Enveloppé dans le manteau de Franz Kafka, Paul B. Preciado adapte le titre d’une nouvelle de l’écrivain austro-hongrois intitulée Rapport pour une académie, dans laquelle un singe jadis capturé a appris les manières de faire des hommes et prononce une conférence pour une assemblée de savants à qui il raconte l’histoire de sa transition le conduisant de sa première cage au nouvel enfermement que sont pour lui ces nouvelles manières de faire. Texte d’abord publié par Martin Buber dans sa revue Der Jude en 1917.
[20] J. BUTLER, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
[21] J. LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[22] J. LACAN, « La signification du phallus », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966.
[23] J. BUTLER, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », op. cit., p. 148 ( je souligne).
[24] Ibid.
[25] Voir sur ce point mon Lacan et les sciences sociales, Paris, PUF, 2001.
[26] J. BUTLER, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 117 (je souligne).
[27] J. LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, op. cit., p. 95 (je souligne).
[28] J. BUTLER, op. cit., p. 130.
[29] P. B. PRECIADO, Je suis un monstre qui vous parle : rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020.
[30] En réalité l’androcentrisme qui marque bel et bien le phallus comme signifiant dans la culture n’est donc pas du fait de Lacan, malgré ce qu’en dit Butler, mais il tient probablement au fait que le pénis est la partie du corps, tous genres confondus, qui signifie le désir depuis la nuit des temps parce que sa présence érectile se voit comme le nez au milieu de la figure, de même qu’il est doué d’une capacité de détumescence signalant la disparition du désir. Ce qui fait d’ailleurs du masculin le sexe faible pour Lacan, mais dote l’organe d’une sorte de complaisance somatique de présence/absence immédiatement perceptible dans le registre de l’image et qui le prédispose aussi à l’inscription symbolique. Étant entendu que le symbole s’institue précisément d’être le temps de la chose, ou dit plus simplement, de représenter la chose dans son absence même. D’où vraisemblablement le fait que, le pénis fut depuis toujours un bon candidat pour symboliser le désir. Et que pour ce qui concerne le choix culturel il jouit d’une prévalence quant à la symbolisation du désir sur tous les autres organes dont le battement quant au désir est moins patent.
[31] J. LACAN, « La signification du phallus », op. cit., p. 693.
[32] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op.cit., p. 149 (je souligne).
[33] J. LACAN, « La signification du phallus », op, cit., p. 686 (je souligne).
[34] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 154 (je souligne).
[35] S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes II, Paris, Puf, 1995, p. 265.
[36] Cl. LEVI-STRAUSS, Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit.
[37] J. DERRIDA, La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines : Conférence prononcée au Colloque international de l’Université Johns Hopkins (Baltimore) sur « Les langages critiques et les sciences de l’homme » le 21 octobre 1966. Parue dans L’Écriture et la Différence, Seuil, Paris, 1967.
[38] Voir sur ce point M. ZAFIROPOULOS, « Effet du transfert de Lacan à Lévi-Strauss sur la clinique psychanalytique : visite des grands cas de Freud », chapitre V de mon ouvrage Du père mort au déclin du père de famille : où va la psychanalyse ?, Paris, PUF, 2014.
[39] J. BUTLER, Ces corps qui comptent, op. cit., p.142.
[40] Ibid., p. 140.
[41] Dans son intervention lors du congrès annuel l’École de la Cause Freudienne (ECF) à Paris le 17 novembre 2019.
[42] M. ZAFIROPOULOS, Lacan presque queer. L’éthique de l’homme occidental et les buts moraux de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2023.
[43] J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 119.
[44] « Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère) (…) il reste le signe du triomphe sur la menace de castration » affirme Freud dans « Le fétichisme » (1927) in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF, 1994, p.126-127.