Les visées de la cure

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Les visées de la cure

 Alain VANIER

 

 

 

 

Je vais reprendre des propos que j’ai déjà avancés ailleurs. Il s’agit à travers l’élaboration théorique de ressaisir la dimension de témoignage d’une expérience, et la tentative, heureusement toujours ratée, de lui donner valeur de théorie. Mais « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux »

 

Les visées de la cure, plutôt que les buts. J’ai repris cette expression d’Octave Mannoni car la question de la visée rend plus sensible me semble-t-il la dimension de l’orientation. Je ne récuse pas le terme de but mais je crains qu’il ouvre à certaines difficultés dont je parlerai un peu plus loin.

 

En affirmant à plusieurs reprises, que le but du traitement est de rendre le patient « capable d’activité et de jouissance », ce qui a souvent été mal traduit par « possibilité de travailler et d’aimer », qui est pour lui la définition de la « guérison pratique du malade », Freud montre embarras et hésitations sur ce point. Il s’agit, en effet, d’éviter l’établissement d’une norme dont le médecin serait inévitablement l’étalon.

 

Mais si nous parlons du but de la psychanalyse, souvenons-nous de cette phrase de Lacan : « Il n’y a qu’une psychanalyse, didactique — ce qui veut dire une psychanalyse qui a bouclé cette boucle jusqu’à son terme ». Alors les visées, les buts, les fins de la psychanalyse, c’est-à-dire la fin d’une analyse…

 

Pour Lacan, l’analyse personnelle n’est pas un prérequis. Dès lors que l’analyse de l’analyste est mise en avant, il s’agit de fait de formation de l’inconscient, ce qui le situe dans le sillage de Ferenczi, mais aussi à certains égards de Freud. En faisant de l’analyse de l’analyste, l’élément fondamental car menant à la production d’un désir inédit, le désir de l’analyste, il ne fait que prolonger, traduire, en lui donnant toute sa portée, la deuxième règle fondamentale selon Ferenczi, mais déjà énoncée par Freud sur la nécessité pour l’analyste de se soumettre à une « purification psychanalytique » (psychoanalytische Purifizierung), de là sans doute la psychanalyse pure de Lacan. Pourtant pour Freud, si cette analyse de l’analyste est nécessaire, elle ne peut être que « brève et incomplète » afin d’apporter « à l’apprenti la ferme conviction dans l’existence de l’inconscient », néanmoins « bon nombre d’analystes apprennent à utiliser des mécanismes de défense » d’où la nécessité de reprendre une cure tous les cinq ans. Proposition que Lacan, curieusement reprendra à la fin de son enseignement sous la forme d’une nécessaire deuxième tranche. Quoi qu’il en soit cette analyse est la condition pour que l’analyste puisse se tenir dans la position de l’attention « flottante » ou en « égal suspens ».

 

De même, pour Lacan, cela suppose l’émergence d’un nouveau désir qui ne soit plus réglé sur son « équation personnelle ». Un désir, qui ne soit plus surdéterminé par ce qui a marqué sa constitution, et qui suppose donc une modification de l’appui qu’il trouve dans le fantasme. Désir de la différence absolue, soit de l’écart radical entre I et a, entre l’idéal et l’objet, il implique un remaniement de l’Imaginaire d’une part et de l’articulation du Symbolique au Réel de l’autre. De ce point de vue, on s’apercevra de la constance des questions de Lacan, et on vérifiera qu’il n’y a « pas de progrès » selon sa propre expression.

 

On pourrait reprendre différents moments d’élaboration — le franchissement du plan de l’identification, le plan projectif et le fantasme soit ce virage « où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait du fantasme », puis la correction de la Proposition dans « L’Étourdit », témoigner de « la vérité menteuse », l’identification au symptôme, l’échec de la passe, etc. — pour constater que l’enjeu de cette articulation de l’idéal et de l’objet, du sujet supposé savoir et du a, sera sans cesse repris et redéployé à mesure des réélaborations de Lacan autour de cet Unerkannt freudien. Je vais très vite, mais, par exemple, la fonction des idéaux comme masquant la jouissance, ou comme masquant la figure de l’objet. Tout simplement, par exemple, l’idéal de pureté comme masquant ce qui tient à l’analité. Le désir de l’analyste vient renouveler quelque chose qui s’est inscrit fondamentalement chez le névrosé, qui est l’inscription d’une différence singulière, particulière, la façon dont il s’est trouvé pris dans sa première inscription dans le langage. Séparer effectivement cette dimension de l’Idéal, de grand I, et le petit a, le petit a qui est en l’occurrence incarné par l’analyste. On pourrait dire que la question de l’articulation du sujet supposé savoir et du petit a tient précisément à ce nouage ou à ce recouvrement entre l’Idéal et l’objet. La disjonction entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire le fait que quelque chose va se disjoindre entre l’objet et le sujet, est quelque chose qui est permis par le quart de tour du discours analytique. Cette différence singulière, en effet, c’est la première inscription du sujet dans le champ signifiant. Avec les quatre discours, cette différence devient absolue, précisément à cause du passage au discours analytique, de leur possible écriture.

 

Un exemple clinique très simple. Ce jeune analyste, dans ce temps de son analyse va jusqu’à s’engager dans la procédure. Un peu plus tard, jeune AE de son association, les effets de mutation qu’a produits son analyse ont des retentissements conjugaux, et font vaciller l’agencement dans lequel il avait trouvé son assiette jusque-là : la dame, qui partageait sa vie depuis longtemps, s’en va et c’est un effondrement véritable. On retrouve une des questions que Freud soulève dans Analyse finie, analyse infinie, c’est-à-dire que ce qui ne se présente pas dans la cure, parce qu’à un moment donné c’est colmaté par quelque chose, ne sera pas analysé, ou ne peut pas être analysé. C’est la matière du débat avec Ferenczi qui pensait qu’on pouvait provoquer l’émergence de ce symptôme pour qu’il puisse être analysé. Ici, c’est le symptôme qui s’en va. Quelques années plus tard, la fin sera possible au-delà de la passe.

 

Qu’est-ce que la fin, c’est-à-dire les fins de l’analyse ? Deux perspectives possibles se présentent. On peut lire les élaborations de Lacan comme une idéalisation de la Passe, à nouveau un mirage de l’analyse totale, et souligner qu’il n’a pas proposé d’autre répondant institutionnel à un autre temps éventuel de la cure.

 

Or l’impasse de Freud, dira Lacan, est de rester l’objet a de l’analysant, de ne pouvoir supporter d’en déchoir. C’est un aspect toujours actuel de la question mais elle ne s’y résorbe pas. Mettons, très rapidement, deux textes en parallèle. D’une part, le texte de la Proposition de 1967, et de l’autre côté un passage de « L’étourdit », écrit cinq ans plus tard. Dans la Proposition de 1967, Lacan souligne la destitution subjective du côté de l’analysant, quand le sujet « voit chavirer l’assurance qu’il prenait dans ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le Réel ». Destitution subjective du côté de l’analysant, désêtre — car pas dans l’Autre –— pour l’analyste, avec ce paradoxe que ceci intervient au temps du passage à l’analyste pour l’analysant, ce qui fait que la question est de savoir si ce désêtre, il en veut d’une certaine façon. Or, il me semble, qu’il y a un pas, voire même un temps logique, que constitue cet écart entre ces deux dimensions de la destitution et du désêtre. On peut penser ici à ce que Gustave Guillaume propose dans Temps et verbe, à savoir la notion de temps opératif, comme écart irréductible entre ce qui pourrait se présenter du réel dans l’objet par exemple, et la question de la représentation. Je ne développerai pas maintenant ce que j’ai avancé il y a longtemps, dans mon HDR, à savoir que le temps c’est de l’objet a, ce qu’on peut étendre à l’espace, aux formes a priori de la sensibilité.

 

Or l’objet a, c’est ce qui à la fois symbolise le manque central dans la castration, et c’est en même temps ce qui masque ce manque, ce qui fait bouchon. Mais la psychanalyse « restitue, et c’est sa fonction, à l’objet a sa fonction séparatrice », au sens radical du terme. C’est pourquoi « ce qu’il y a à savoir dans la Passe, c’est si dans la destitution subjective, le désir advient qui permette d’occuper la place du désêtre, ce à quoi la cure a réduit l’analyste ». C’est encore chez l’Autre, car au point de la destitution subjective s’ouvre une fenêtre vers cette position que le sujet aura à tenir s’il s’y engage, car reste un désir celui qui est en question dans l’analyse même.

 

À la suite, Lacan propose au niveau de l’extension nouée à l’intension, donc en rapport avec ce passage, trois points de fuite, l’horizon où la psychanalyse en extension se noue à la psychanalyse en intension. Donc ce ne sont pas trois points qui permettraient à la psychanalyse de se lier à la culture, ni les interrogations vives sur lesquelles le psychanalyste en honnête homme devrait faire porter sa question, mais trois questions qui sont un nouage, car pas d’analyste sans association, ou sans école, ou sans regroupement d’analystes ; pas d’analyste seul, ce qui ouvre la question du groupe analytique et, au-delà, de la civilisation. Trois repères essentiels : dans le symbolique, le « mythe œdipien », et il en appelle à un retour à l’Œdipe au nom du retour à Freud. L’Œdipe c’est quand même le moment fondateur, non pas parce que Lacan se gargarisait du père ou voulait le rasseoir sur son trône, très vieillissant, d’où la culture moderne le faisait glisser, mais ouvrir la question œdipienne, pour la dialectiser, pour l’analyser. En effet, Lacan interprète la tombée en désuétude de la question de l’Œdipe et du père dans le mouvement analytique, en particulier anglo-saxon, comme un refoulement ou un rejet, précisément destiné à préserver la figure de Freud comme Père idéal. De ce point de vue, contrairement à ce qu’on dit aujourd’hui, les psychanalystes étaient à leur insu en avance sur leur temps. Il en va de même de l’interprétation de Lacan, on ne peut que constater ce retour de pères idéaux tyranniques qui ne cesse d’occuper notre actualité. Bref, pour Lacan, on ne traite plus l’Œdipe pour ne pas interroger la dimension de Freud comme Père idéal, et d’ailleurs c’est pour ça qu’on ne lisait plus Freud au moment où Lacan écrit sa Proposition.

 

Cette figure du Père idéal soutient « l’imaginaire de l’unité », puisque c’est en lui qu’elle se fait. Dans ce texte, Lacan évidemment indique l’IPA comme figure de l’unité du mouvement analytique dont on sait que déjà à l’époque, ce mouvement était éclaté, entre des théories contradictoires. L’unité ne tenait que de l’association. Le groupe – Lacan fait référence très explicitement à Massenpsycholgie – au nom de cette quête de l’unité et de cette érection du père idéal, le groupe obéit inévitablement à la psychologie des masses ; est-elle absente des nôtres ? Donc de cette question, nous ne pouvons pas nous en exonérer en la refilant simplement à l’Association internationale.

 

Enfin, le Réel du camp de concentration, que Lacan relie à l’effet d’universalisation dû à la science et aux phénomènes de ségrégation qu’elle produit, qui n’est pas sans rapport dans la cure aussi avec une certaine marginalisation de la dimension œdipienne. Mais Lacan voit dans la façon dont Freud a pensé son institution, dans ce temps de camp de concentration et dans l’organisation des groupes psychanalytiques, il faut bien le dire, et peut-être jusqu’à nous, la façon d’avoir pensé ce qu’il appelle une « flottabilité universelle ». C’est-à-dire qu’au fond, l’association psychanalytique s’est assez bien adaptée à tout ça : ce qu’a créé Freud montrait une sorte de préadaptation puisque le mouvement analytique n’a perdu aucun de ses membres dans les camps.  Ce n’est pas tout à fait juste.

 

Or, les coordonnées de la cure sont comptables de ces trois repères. Cinq ans plus tard, il écrit :

L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet (a) le représentant de la représentation de son analyste. C’est donc autant que son deuil dure de l’objet (a) auquel il l’a enfin réduit que le psychanalyste persiste à causer son désir : plutôt maniaco-dépressivement.

 

Lacan considérait ce moment comme ressortissant de la phase dépressive de Melanie Klein. « C’est l’état d’exultation que Balint, à le prendre à côté, n’en décrit pas moins bien : plus d’un « succès thérapeutique », trouve là sa raison, et substantielle éventuellement. » Je l’ai déjà évoqué tout à l’heure. Il ajoute : « Puis le deuil s’achève ». C’est la phrase importante. Entre le moment de la Passe et la fin de l’analyse, c’est le temps d’un deuil. « Reste le stable de la mise à plat du phallus, soit de la bande, où l’analyste trouve sa fin, celle qui assure son sujet supposé du savoir. » S’ouvrent alors trois perspectives. Premièrement : du savoir

…que le dialogue d’un sexe à l’autre étant interdit de ce qu’un discours, quel qu’il soit, se fonde d’exclure ce que le langage lui apporte d’impossible, à savoir le rapport sexuel, il en résulte pour le dialogue à l’intérieur de chaque (sexe) quelque inconvénient.

 

Rien de plus à commenter ici, venons-en au second point :

… que rien ne saurait se dire « sérieusement » (soit pour former de série limite) qu’à prendre sens de l’ordre comique, à quoi pas de sublime (voir Dante là encore) qui ne fasse révérence. 

 

Sérieusement, c’est la série, et il faut une limite. Cette limite est du côté du comique ; on sait l’usage du comique – la Divine Comédie – voire du grotesque, dans l’Enfer justement, les formes de la poésie comique à l’époque — la tristesse comme péché, « faute morale » — nouées à la question du sublime. Le comique comme mise à plat du phallus, rien d’autre que ce qui vous fait rire au cinéma quand Charlot tombe. Quand Charlot tombe vous riez, parce que le rire c’est la disjonction d’une identification dans laquelle vous étiez pris à suivre ce personnage, et quand il perd la position érigée, la dimension phallique qui fait tenir son corps debout, vous riez. Donc, pas de sublime qui fasse référence. La limite est essentielle au sérieux, à la série, limite à « la production de vérité » — « Des vérités, j’en ai à la pelle » — vers le hors sens, qu’ouvre la mise à plat du phallus. Troisième point :

…et puis que l’insulte, si elle s’avère par l’epoV  être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère), le jugement de même, jusqu’au « dernier », reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification.

 

Pas de jugement ultime dans l’analyse, à la fin de l’analyse, pas de dernier mot, au fond rien d’ultime dans le moment qu’on peut considérer comme la fin de l’analyse. En ce sens, elle est à la fois finie et infinie. L’insulte qui vise le réel dans l’autre, par exemple, cet innommable, reste aussi fantasme, puisque ne touche au réel qu’à travers lui. Pensez au Surmoi. Et elle, l’insulte, ne touche au réel que si elle perd toute la signification phallique. Ainsi, « de tout cela, il saura se faire une conduite ». Il y en a plus d’une, de multiples manières de finir son analyse, de nombreuses possibilités d’inventions sur la manière de faire son analyse. « Il y en a plus d’une, même des tas, à convenir aux trois dit-mensions de l’impossible : telles qu’elles se déploient dans le sexe, dans le sens et dans la signification. »

 

On peut se permettre un petit forçage, en s’autorisant du fait que ce texte paraît quelques mois après que Lacan ait pour la première fois dans son enseignement fait mention du nœud borroméen, et le lire rétroactivement avec le nœud borroméen de La Troisième. Le sexe, le sens et la signification ne correspondent plus exactement aux trois registres Réel, Symbolique et Imaginaire du texte de 1967, mais plutôt aux points de recouvrement du nœud borroméen, sexe, sens, signification. Et ce petit décalage d’avec 1967 me paraît tout à fait essentiel pour ouvrir précisément à la question de l’identification au symptôme, qui me paraît être le point ultérieur avec lequel on peut comprendre et articuler ce qui se développera dès lors.

 

La fin d’un deuil, c’est la relance d’un nouveau désir. Mais cet « après la passe » n’est pas un au-delà mais une rectification qui prend en compte l’irréductible d’une jouissance, celle du symptôme. Il me semble que l’identification au symptôme avancée lors du séminaire « L’insu » à peu près en même temps que le constat d’échec de la passe est la mise en évidence de ce que j’appellerai le « roc » de Lacan. En effet, en novembre 1976, Lacan revient à la question de la fin d’analyse et reprend toujours la même question avec laquelle il n’a cessé de penser contre pendant des années :

Il résulterait de certains propos qui ont été avancés que la fin d’analyse serait de s’identifier à l’analyste. Pour moi, je ne le pense pas. Mais enfin, c’est ce que soutient quand même Balint, et c’est très surprenant.

 

Dans la transcription qui circule de ce séminaire, on a enlevé « quand même », ce qui du coup donne l’idée que Lacan est surpris et étonné de trouver ça chez Balint. En enlevant le « quand même », c’est un petit peu plus désagréable à l’égard de Balint, on enlève le « même », or Lacan aimait bien Balint, comme en témoigne sa correspondance, tout comme l’importance de sa venue à Paris à l’invitation de Ginette Raimbault à l’Hôpital Necker.

 

À quoi donc s’identifie-t-on à la fin de l’analyse ? Est-ce qu’on s’identifierait à son inconscient ? C’est ce que je ne crois pas. Je ne le crois pas, parce que l’inconscient reste je dis reste, je ne dis pas « reste éternellement », parce qu’il n’y a aucune éternité reste l’Autre.

 

C’est une vraie question pour nous concernant le statut de l’Autre à la fin de l’analyse, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui se produit à un moment donné, et quelque chose qui se maintient. On l’aime, car il manque. Mais s’identifier à l’Autre c’est ce qui a lieu avant (idéalisation).

 

C’est de l’Autre avec un grand A qu’il s’agit dans l’inconscient. Je ne vois pas qu’on puisse donner un sens à l’inconscient, si ce n’est de le situer dans cet Autre, porteur des signifiants, qui tire les ficelles de ce qu’on appelle imprudemment, imprudemment parce que c’est là que se soulève la question de ce qu’est le sujet à partir du moment où il dépend si entièrement de l’Autre.

 

Lacan est en train, non pas d’abandonner mais de déplacer la question du sujet. On pourrait ici développer la question du parlêtre. Mais ce qu’il évoque c’est la surdétermination. On ne s’identifie donc pas à son inconscient. Il s’agit d’une rectification de la notion d’identification et même de la modalité d’identification qu’a proposée Lacan. L’identification depuis le séminaire sur L’identification, c’est une identification au signifiant, et le signifiant de l’identification aliène fondamentalement le sujet. Or la psychanalyse, comme a pu le dire Octave Mannoni, est un processus de désidentification. C’est un enjeu très important, encore plus important aujourd’hui, avec tout ce fatras sur la notion d’identité.

 

Il n’y a pas de bonne identification pour le sujet. « Alors en quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Est-ce que ça ne serait ou ça ne serait pas s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ? » Pour que cette identification soit possible, c’est qu’il ne s’agit pas du symptôme du début. C’est pour ça qu’il serait intéressant de reprendre le nœud de La Troisième. Il y a une réduction des symptômes, certes, mais il y a un reste irréductible, un reste remanié mais inéliminable qui particularise le sujet. Ce symptôme, bien sûr, ce ne sont pas les symptômes ; il y a un reste. Ce versant du symptôme est réel. Ce qu’il a de particulier, c’est que c’est un symptôme qui ne fait pas appel à l’Autre en tant que tel, il n’est pas adressé.

 

Donc la fin de la psychanalyse implique une identification inédite chez Freud. Le symptôme a changé à ceci près qu’il est toujours lié à ce reste de jouissance. Ce symptôme, c’est celui qui demeure après que le fantasme ait chaviré et ne fasse plus écran au réel comme avant. Il a un enjeu de savoir.

 

Ce roc lacanien n’est pas la même chose que le roc freudien de la castration pour autant que la défense contre le réel qu’est le Nom-du-Père est déplacée, et même a chuté. Mais cette jouissance irréductible a été dévalorisée (à entendre en référence à la valeur, à la plus-value) par la cure analytique, ce qui permet de prendre « ses garanties », une espèce de « distance » dans une identification au symptôme. Certes « ça ne va vraiment pas loin » puisque le narcissisme primaire est exclu.

 

Mais il y a une autre approche postérieure de quelques semaines dans l’enseignement de Lacan : ce nœud symptomatique peut être entendu comme hystérie « parfaite » selon Lacan, hystérie parfaite qu’il déclare être la sienne, soit l’hystérie sans l’armature de l’amour pour le père, qui s’accompagne de l’aveu d’un lapsus sur le genre. Lacan évoque dans ce même séminaire un repas avec Catherine Millot où il dit : « Mademoiselle en est réduit à ne manger que des écrevisses à la nage » et qu’il commente en évoquant la question du genre, Bref, l’accès à une singularité qui ouvre pour le sujet le possible d’une autre modalité de la jouissance qui a trait à cette part de jouissance du symptôme et qui permet à la place du rejet de la féminité de s’identifier à une femme, là où il peut supporter le vide de l’amour. C’est ainsi que Lacan interprète et relève la visée freudienne de la cure, être capable d’aimer et de travailler, ou plus exactement être « capable d’activité et de jouissance ». Dans cette rectification, qui est à la fois limite et franchissement, Lacan précise que ce qui est en jeu tient au narcissisme secondaire – « savoir ce que l’homme fait avec son image » – qui est ce qu’il a avancé dès le début de son enseignement, ainsi la troisième figure du schéma optique.

 

Or cet accès possible à une satisfaction qui ne soit pas souffrance ou déplaisir suppose donc cette dévalorisation de la jouissance. Pour montrer la constance de Lacan, je voudrais reprendre ici une remarque de Nicolas Guérin rapprochant la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » de 1977 d’un texte comme « Fonction et champ de la parole et du langage » de 1953, où Lacan souligne presque dans les mêmes termes la satisfaction de fin de cure soulignant que la visée de la cure tient au réel, au « sériel de la limite » — mais c’est aussi une formule qu’on a retrouvé tout à l’heure presqu’à l’identique dans « L’Étourdit » — et ouvre à une satisfaction qui ne soit pas solitaire.

 

C’est paradoxal car cette mise en commun impossible de cette absolue singularité laisse ouverte la question du collectif, de l’association, question indispensable, qui reste à traiter inlassablement si l’on ne veut pas que les effets du groupe viennent recouvrir ce avec quoi nous ne pouvons pas cesser de travailler, à savoir que « les psychanalystes sont les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir ». On ne peut pas s’en entretenir, mais on en a beaucoup parlé.

 

Nous ne cessons pas de nous rétablir narcissiquement, de nous soigner, dans les diverses formations de groupes, dans les divers liens individuels que nous pouvons établir. Or, c’est précisément cela que la psychanalyse subvertit.

 

En ce sens, et pour reprendre le mot d’Octave Mannoni, le processus analytique est celui d’une désidentification. On conçoit alors qu’un statut du psychanalyste, impliquant la définition d’une identité, devienne le lieu du malentendu le plus radical. Est-il identifié par ses pairs, ses patients, quand et comment ? Comment éviter que la position de l’analyste dans la Cité puisse s’instaurer sans entamer cette division nécessaire, qu’il puisse « être psychanalyste » sans y croire, sans s’y croire ? L’enjeu n’est rien d’autre que ce que Freud a pu nommer laïcité de la psychanalyse.

 

On connait la formule : “Non licet omnibus adire Corinthum”, rapportée dans un de ses séminaires par Lacan. Cet adage ne signifie pas : « Ce n’est pas l’omnibus pour aller à Corinthe » mais littéralement : « Il n’est pas possible à tout le monde d’aller à Corinthe. » Entendez : à Corinthe les prostituées étaient chères ! Elles étaient chères parce qu’elles vous initiaient à quelque chose. Ainsi dirai-je qu’il ne suffit pas de payer le prix ; c’est plutôt ce que voulait dire cette formule.

 

La psychanalyse est-elle une initiation ? Dans toute initiation, il y a transmission d’un savoir réservé. Elle porte toujours la marque d’un franchissement, d’un passage, qui peut aller jusqu’à la mort symbolique. Elle transforme « une pluralité d’éléments sans lien en un ensemble d’éléments ordonnés » (Jaulin), elle donne sens ; il s’y livre un secret connu des seuls initiés, par des mots secrets, retranchés du champ social, mais qui le soutiennent tout entier. En effet, elle « grave dans l’esprit des novices les connaissances que leur groupe social tient pour sacrées » (Lévi-Strauss). L’initié reçoit d’ailleurs de cette expérience une nouvelle nomination. Il fait un sacrifice ; c’est le prix à payer ; quelque chose lui est retiré, en échange quelque chose lui est donné. Le secret est de l’ordre du sens, jouissance d’un sens qui peut faire communauté. L’initiation donne accès au groupe, en même temps qu’elle l’organise tout entier.

 

L’initiation ne concerne pas obligatoirement tout le champ social ou tout individu du groupe. Jean-Pierre Vernant interroge d’ailleurs les rapports entre les cultes d’initiés et la religion officielle : il faut des non-initiés pour que l’initiation ait une valeur.

 

Ainsi en va-t-il de l’expérience la plus particulière. C’est, par exemple, le cas des conversions piétistes, qui furent une modalité originale de ce qui relève malgré tout de l’initiation. Le piétisme est un courant religieux qui trouve son origine dans le traité de Spener, Pia Desideria, publié en 1675. Il s’agit d’une critique de la Réforme qui propose non pas un retour vers le catholicisme originaire mais au contraire une radicalisation de ce que la Réforme a avancé. Avec la fondation de l’Université de Halle en 1692, il va connaître un grand rayonnement.

 

Ce qui m’a intéressé c’est que la « conversion » de Francke en est un moment inaugural. En 1687, il a 24 ans. Il doit prononcer un sermon à Lunebourg. Ouvrant sa Bible, il tombe sur un passage de l’Évangile de saint Jean portant sur la foi véritable qui donne la vie, et s’aperçoit douloureusement que cette foi lui manque. Quelque temps après, revenant sur ce passage, il a le sentiment d’un changement, mais, dit-il, « mon esprit d’athéisme utilisa bientôt ma raison corrompue comme instrument pour arracher à nouveau de mon cœur la force de la parole divine ». Le changement ne survenant pas, découragé, un certain dimanche soir, il est sur le point de renoncer à son sermon. Il tombe alors à genoux et prie Dieu, qu’il ne connaît pas, de l’aider « si par ailleurs il y a réellement un Dieu ». Alors le miracle se produit. « En un tournemain, tous mes doutes disparurent et je fus convaincu en mon cœur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Je pus appeler Dieu non seulement Dieu mais mon Père (…) ma raison se tenait pour ainsi dire éloignée, la victoire lui avait été arrachée des mains, car la force de Dieu l’avait assujettie à la foi. » Ce moment, Francke l’appellera sa « conversion authentique », sa « naissance spirituelle ».

 

Quand un fidèle prie Dieu qu’est-ce qui lui garantit que le Dieu auquel il croit est le même que celui de son voisin ? Or, la conversion de Francke, cette « percée » de l’âme vers Dieu, expérience unique, singulière, deviendra la rencontre de règle chez les piétistes. Chacun, à son tour, la connaîtra, et se convertira ainsi à l’âge adulte. Elle marquera chaque existence et constituera la voie obligée d’accession au champ communautaire. Toute initiation met en jeu cette fonction du Père, diversement incarnée. Cet horizon spécifique soutient le groupe et s’en soutient.

 

Freud a donné « la formule de la constitution libidinale d’une masse » : « Une telle masse primaire est un certain nombre d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont, en conséquence, identifiés les uns avec les autres dans leur moi ». Le pivot de la foule est, pour Freud, le chef, le meneur (Führer). Ce qui fait tenir un groupe — terme que Lacan propose pour traduire l’allemand Masse — est donc une identification d’ordre symbolique à un trait de l’idéal du moi, qui permet imaginairement aux individus du groupe de s’identifier entre eux. La constitution d’un groupe suppose pour chaque individu qui y adhère une régression. Nous remarquerons incidemment que dans ce passage de son texte, Freud évoque une autre organisation possible, celle de la foule secondaire, sans meneur, qui n’acquiert les propriétés d’un individu que par un excès d’« organisation ». Ces deux modèles de constitution des groupes peuvent apparaître comme deux pôles non exclusifs, car ils peuvent s’imbriquer.

 

Comment est-on admis dans un groupe ? L’analyse est-elle une initiation à laquelle il faudrait satisfaire pour que la porte de l’institution s’ouvre pour l’impétrant ? Comment cette expérience radicalement singulière s’articule-t-elle à l’insertion dans un groupe, si celle-ci suppose un type de relation au Père idéal et au phallus que l’analyse est supposée remanier ? C’est là un des points forts de tension dans la vie du mouvement analytique.

 

On lira cette conclusion d’un article, pour le moins prophétique, de Scilicet, non signé comme c’était la règle :

En outre, si tout groupe repose, comme Freud l’a montré, sur l’identification à un chef, la fin de l’analyse impliquant, par ailleurs, un dépassement de l’identification au niveau de l’idéal du moi avec la disjonction entre cet idéal et l’objet (a), les analystes ne pourraient, dès lors, former qu’un groupe “dissolu” et acéphale .

 

En effet, « la psychanalyse est une anti-initiation. L’initiation, c’est ce par quoi on s’élève, si je puis dire, au Phallus. C’est pas commode de savoir ce qui est initiation ou pas. Mais enfin, l’orientation en général, c’est que le Phallus, on l’intègre. »

 

Jusqu’à quel point le chemin qui va de l’analysant à l’analyste inscrit dans l’institution est-il pur de toute initiation si un certain rapport à la théorie vient supplanter le témoignage de l’expérience ?