L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ*

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L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ*

Jan Horst KEPPLER

 


* Ce texte est un extrait de l’ouvrage du même auteur Économie de marché et inconscient : la pulsion à l’origine de la valeur économique aux éditions Classiques Garnier, Paris, 2024, 561 p. (ISBN 978-2-406-16589-7). Cet ouvrage peut être obtenu à l’adresse suivante : librairie@classiques-garnier.com.


 

Le marché constitue le terrain de jeu des hommes qui, voulant jouir comme des Dieux, les ont abolis. Ils y ont gagné un plus-de-jouir autour d’icônes marchandes ; ils le paient avec une angoisse mélancolique. De ces deux forces contrastantes résulte une course à la richesse qui cherche à calmer l’angoisse par le regard approbateur du prochain, de l’autre, du semblable. Le vendeur et l’acheteur, le propriétaire et l’observateur envieux, se stabilisent alors réciproquement dans la coïncidence de leurs appréciations de la valeur d’échange d’un objet dont la qualité principale est la capacité à polariser l’attention et l’envie. Cette capacité est une fonction de sa codification, c’est-à-dire de sa qualité consistant à faciliter une reconnaissance immédiate et une coïncidence des appréciations. La codification même n’est pas un attribut naturel, mais résulte d’un processus récursif de convergence intersubjective qui implique la négation progressive des contingences matérielles, historiques et sociales de l’objet en question.

 

La coïncidence des appréciations — la reconnaissance réciproque de deux pairs, deux autres —, d’un même objet produit un soulagement momentané de l’angoisse. Cette dernière se nourrissait d’un excédent libidinal en l’absence d’autres voies de sublimation. L’essence de la sublimation est le travail subjectif, c’est-à-dire l’élaboration de nouvelles articulations signifiantes génératrices de soulagement symptomatique. C’est le contraire du mode opératoire de l’économie de marché qui s’oriente vers la séparation d’objets iconisés qui ne renvoient qu’à eux-mêmes dans un isolement syntactique. Ainsi le soulagement de la tension libidinale au moment de la reconnaissance mutuelle autour d’un même objet reste éphémère. En dehors du moment de l’échange, la marchandise n’offre aucune possibilité d’insertion dans un système symbolique. Sa qualité même d’icône, la source de son attrait, est réfractaire à une telle insertion. De cette situation paradoxale, où l’objet qui promet le plus grand soulagement de l’angoisse est le moins apte à le fournir, résulte la spirale d’une course à la richesse sans fin et sans rédemption.

 

Cependant, l’économie de marché possède cette qualité supplémentaire qui explique sa longévité : de toutes les formes d’idolâtrie, elle est la seule qui produise de surcroît une valeur d’usage, une utilité. Ce bénéfice corollaire n’est nécessaire ni au processus de la convergence sympathique des préférences ni à la recherche de la reconnaissance sociale dans la richesse en termes d’objets échangeables. Pourtant il n’y est pas non plus étranger. Il se trouve que des objets utiles, ou plus précisément des objets qui savent suggérer leur utilité – une qualité qui ouvre sur le vaste domaine du design – permettent une convergence des intersubjectivités particulièrement rapide. C’est « le simulacre de la valeur d’usage » de Baudrillard.

 

L’économie de marché tourne autour de l’objet comme fétiche, non comme source de valeur d’usage. Elle se base sur l’excitation du fantasme et non sur la satisfaction des besoins. Mais le simulacre de la valeur d’usage fait qu’avec le temps, en économie de marché, on mange mieux, on s’habille plus chaudement, on conduit des voitures plus sûres, on habite dans des maisons mieux équipées etc. Rien de tout cela ne diminue l’angoisse ni ne conduit à l’apaisement ; cela se saurait. Les satisfactions factices et les insatisfactions réelles de la société de consommation ont été épinglées maintes fois et à juste titre. Cependant l’utilité produite de surcroît, fondée en dernière instance sur la satisfaction des besoins du corps et la fourniture d’une sécurité au quotidien, explique la résilience de l’économie de marché face aux critiques, souvent très justes, et sa relative supériorité dans la concurrence avec d’autres systèmes d’organisation de production et d’allocation de richesse.

 

L’économie de marché se caractérise par un rapport singulier à la fonction symbolique. Freud, Mauss et Lévi-Strauss ont établi l’échange comme une activité symbolique, qui se réalise sous le signe d’un tiers validant. Cependant, dans le continuum d’échanges répétés et virtualisés de l’économie de marché, le rapport au tiers validant se transforme. L’auto-organisation des agents qui se substitue à l’altérité d’une métaphore structurante permet la négation du tiers validant. Dans la mesure où sa fonction se rétrécit, l’objet d’échange, la marchandise, s’autonomise et se détache à la fois de son contexte et de son support matériel. Elle devient icône.

 

Cependant, l’iconicité n’est pas une qualité inhérente de l’objet marchand. La marchandisation demande au préalable une validation sociale par récursivité mimétique, ce qu’Adam Smith appelle le « mécanisme de la sympathie ». Une fois l’icône marchande ainsi parée pour l’investissement libidinal, la création d’un plus-de-jouir au moment de l’échange devient possible. Ce plus-de-jouir qui établit la valeur d’échange correspond à une stase libidinale locale à la suite de l’isolation syntactique de la marchandise. Isolation syntactique et iconisation désignent la même opération symbolique : extraire l’objet de ses réseaux signifiants oblitère le travail d’articulation signifiante. Pour maximiser plus-de- jouir et plus-value, un objet d’échange ne doit renvoyer qu’à lui-même. La valeur d’usage, en revanche, ne fait pas partie de la dynamique pulsionnelle propre à l’économie de marché. Ceci n’empêche pas que d’autres dynamiques pulsionnelles s’attachent à l’objet quand il est utilisé, consommé, détruit, jeté, etc. Cependant, la rencontre avec l’objet dans l’usage sera vidée de la vibration du plus-de-jouir. Ceci provoque une déception qui relance la recherche de l’euphorie de l’échange marchand. L’économie de marché turbine alors à un rythme qui alterne entre le plus- de-jouir devant la surface brillante de l’icône marchande et la déception de l’acquéreur qui cherchait l’objet perdu et découvre dans l’usage que ce n’est pas ça. Comme indiqué dans les sections précédentes, ce rythme est peu propice à soutenir le travail du sujet. L’épuisement accompagne ici une entropie du désir qui résulte de la spectralité des engagements affectifs défocalisés par le défilé des icônes marchandes qui fait monter une angoisse diffuse et permanente. En l’absence d’engagements subjectifs en dehors de la sphère marchande, cette angoisse se muera en mélancolie sur fond de la négation du tiers validant.

 

Le cadre d’analyse proposé dans cet ouvrage a cherché à permettre une compréhension plus approfondie de ces phénomènes. Le constat explicite ou implicite que l’avènement d’une société dominée par l’échange marchand comme forme d’interaction sociale principale et sans point fixe symbolique stable implique une restructuration profonde des forces psychiques qui régissent un individu n’est pourtant pas nouveau. Les deux champs de savoir qui se sont occupés de ce phénomène de manière prioritaire, quoique dans des manières très différentes, voire opposées, sont la théorie économique et la théorie analytique, entendue ici comme la pensée conceptuelle qui accompagne et complémente la clinique psychanalytique.

 

Théorie économique et psychanalyse partagent ainsi des racines communes dans une réflexion sur l’unicité du sujet dans la transition des Lumières vers le romantisme. Le neveu de Rameau est nourri d’interrogations semblables à celles de la Théorie de sentiments moraux. Les deux œuvres s’interrogent sur l’autonomisation de signifiants socialement validés que révèlent les échecs d’une volonté consciente qui prétend avoir pris la mesure de la totalité de l’espace psychique. Le fait que les signifiants en question soient chez Diderot des airs de musique et des bouts de conversation, et chez Smith des objets échangeables, établit leur appartenance à des champs disciplinaires différents, mais n’occulte en rien l’enjeu commun d’explorer des défis inédits de l’unification subjective.

 

Naturellement, le bouleversement de la conception de l’homme qu’accomplissent les Lumières implique aussi d’autres disciplines et champs de savoir que l’économie de marché naissante et les précurseurs d’un discours analytique. Cependant, seule la théorie analytique et la théorie économique prennent à bras le corps la question « comment vivre dans des espaces sociaux structurés par des signifiants qui ne sont plus polarisés par un tiers validant incontestable ? ». Pour répondre à cette question fondamentale de manière pertinente, le dialogue entre théorie analytique et théorie économique est indispensable. Dû au refus de toute thématisation explicite de la dimension pulsionnelle dans la théorie économique orthodoxe, ce dialogue devait cependant être initié par la théorie analytique. Il y a trois voies principales par lesquelles un tel dialogue est initié :

  1. la compréhension de la dynamique libidinale en économie de marché avec les concepts de la théorie analytique,
  2. l’usage partiel et dévoyé de connaissances analytiques pour augmenter la plus-value en alimentant de manière ciblée le plus-de-jouir, et
  3. les réponses qu’apporte la clinique psychanalytique aux souffrances psychiques engendrées par la participation en économie de marché.

 

Cet ouvrage s’inscrit naturellement dans la première voie. Aujourd’hui seule la théorie analytique peut rendre compte de la dynamique pulsionnelle spécifique qui régit le domaine économique. Comme indiqué tout au long de ce travail, au centre de cette dynamique se trouve le phénomène de l’échange marchand qui génère un plus-de-jouir psychique monétisable en plus-value monétaire. La théorie analytique permet aussi de mieux comprendre les phénomènes qui préparent, facilitent ou commentent l’échange marchand en tant que tel. La dynamique pulsionnelle de l’entrepreneur, du travailleur, du publicitaire, de l’économiste ou du trader peut ainsi être éclaircie à l’aide des quatre discours de Lacan. Mu par sa propre réserve libidinale constituée par l’objet a, chacun de ces agents participe à différents moments à la production d’une chaîne signifiante qui est organisée dans le but de capter l’énergie libidinale d’un acheteur. L’isolation syntactique des icônes marchandes qui est nécessaire pour la réalisation d’une plus-value interpelle alors des structures inconscientes particulièrement virulentes. Contrairement à d’autres domaines sociaux, le sujet économique s’interdit par définition toute élaboration symbolique qui pourrait atténuer l’expression symptomatique de sa structure inconsciente. Le domaine économique permet ainsi d’identifier les contours des flux libidinaux déplacés de manière particulièrement nette.

 

La deuxième voie par laquelle la psychanalyse établit un rapport avec l’économie de marché est celle de son utilisation pragmatique comme instrument à disposition des entrepreneurs, cadres et publicitaires pour augmenter le plus-de-jouir et la plus-value de leurs produits. Il est évident qu’une telle utilisation constitue un départ radical de l’éthique d’une psychanalyse engagée dans le soutien du désir et du sujet. Cependant une telle utilisation éclectique, artisanale et sauvage, c’est-à-dire cynique, d’un demi-savoir analytique est pratiquée chaque jour dans des séminaires de leadership, des départements de ressources humaines ou les agences de publicité. Il ne faut pas trop vite détourner le regard de cette utilisation déviante, même si elle est vite démasquée comme partielle et orientée par des mauvais maîtres. Son efficacité est prouvée quotidiennement par des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui gèrent, travaillent et achètent selon les modes préconisés par tels développements dérivés de la théorie analytique. Tout publicitaire cherche à alimenter au mieux le plus-de-jouir des consommateurs en phallicisant le produit dont il est responsable. Bon nombre d’entre eux connaissent d’ailleurs des rudiments de théorie analytique et les utilisent avec plus ou moins de talent. Certes, leur efficacité se mesure en termes d’augmentation de la plus-value monétaire et non en termes d’épanouissement du sujet. Mais il serait regrettable d’adopter face à tels usages la posture dédaigneuse de la belle âme qui préfère garder une image immaculée de son art plutôt qu’en explorer l’efficacité dans un champ qui postule la satisfaction à la place du désir et propose une plénitude appauvrie à la place de l’infini du manque. Des concepts analytiques tels que l’objet a ont une puissance empirique, concrète et parfois mesurable dans des catégories financières et économiques.

 

La troisième fonction de la psychanalyse en économie de marché est définie par les effets cliniques de cette dernière : il s’agit d’apporter une réponse aux souffrances que la participation à l’échange marchand engendre auprès des sujets. Les pages précédentes ont identifié l’angoisse mélancolique comme la formation clinique principale en économie de marché. Cette angoisse se développe sur le fond d’un deuil rendu impossible par le déni du père symbolique qui reste la condition préalable pour dégager un plus-de-jouir dans l’échange d’icônes marchandes. Cette trahison de la promesse de l’échange marchand de contribuer à l’apaisement libidinal se laisse décomposer en deux aspects. Le premier se manifeste dans l’immédiateté de l’échange individuel, le second à plus long terme dans la répétition d’échanges successifs. L’effet à court terme résulte de la structure sémiologique de l’icône marchande isolée, dépourvue d’articulations syntactiques. S’engager dans l’élaboration de telles articulations aurait bien sûr permis de contribuer à l’endiguement des flux libidinaux, mais la codification absolue de l’icône véhicule la fausse promesse d’une décharge complète et durable de la tension libidinale. Il y a donc un lien intrinsèque entre la structure sémiologique, la forme, de la marchandise et sa capacité à servir comme attracteur de la charge pulsionnelle de l’objet a. Marx exprime ce même constat dans un autre contexte de la manière suivante :

C’est précisément cette forme achevée du monde des marchandises – la forme monnaie qui occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés (Marx, (1867) 1993, p. 87).

 

La « forme monnaie » ou, à d’autres moments, la « forme marchandise », sont des expressions qui indiquent précisément la codification aboutie d’une icône marchande parée pour l’achat. Ce que Marx souligne ici est que cette forme est synonyme d’une isolation syntactique qui extrait la marchandise de tout discours qui pourrait rendre compte des contingences de sa production. Cette extraction du signifiant marchand du réseau principal de ses articulations métonymiques constitue le corrélat inséparable de sa fétichisation pour renforcer sa charge libidinale afin d’augmenter le plus-de-jouir qu’il engendre, sa valeur d’échange et sa plus-value.

 

L’approche analytique permet donc de capter à la fois la dimension pulsionnelle et la dimension financière de l’agencement de la marchandise comme icône. Les deux dimensions s’impliquent naturellement. Au niveau pulsionnel, l’isolation syntactique de la marchandise qui intéresse tant l’objet a fait tournoyer les flux libidinaux en vase clos et empêche la sublimation. Ceci nourrit le plus-de-jouir autour du signifiant marchand, ce qui permet l’extraction d’une plus-value monétaire. Cependant, l’échange marchand ne permet aucune avancée du sujet, sauf éventuellement de manière indirecte, par exemple à travers l’identification avec un groupe de professionnels de l’échange (avec leurs habitudes, leurs lieux de rencontre et leurs histoires).

 

On pourrait dire avec Walras que, d’un autre côté, dans les échanges marchands le sujet n’encourt pas non plus des torts majeurs, qu’en somme, il ne fait ni bénéfice, ni perte. On pourrait également supposer avec Adam Smith que l’échange de marché est bien la fonction d’une captation imaginaire d’une conscience insuffisamment formée, mais que ses bienfaits véritables ne résident point dans la satisfaction individuelle qu’il sait procurer mais dans les bienfaits sociaux de la stabilité sociale et du progrès matériel généralisé qu’il génère de surcroît. Quel rôle alors pour la clinique psychanalytique ? Ne devrait-elle pas rester concentrée sur les complexes familiaux en supposant que ces derniers émergent de manière autonome ?

 

Poser l’hypothèse qu’il n’y ait pas de lien entre la souffrance névrotique et la réalité économique à laquelle sont exposés les différents membres des familles serait la figure paradigmatique d’une conscience bourgeoise qui cherche à éviter la conscientisation des infrastructures économiques. C’est précisément ce qu’une psychanalyse au service du sujet doit éviter. Les échanges marchands ont des coûts psychiques certains. En premier lieu, ces derniers demandent un effort de négation et de déplacement permanent. L’isolation syntactique de la marchandise, seule source de plus-de-jouir, demande de fermer les yeux face à l’évidence de la réalité de sa production, de sa logistique, de sa distribution, de sa mise en vente, des particularités de son transfert dans l’échange et de sa consommation.

 

Autrement dit, pour qu’un objet particulier puisse devenir marchandise, il faut qu’abstraction soit faite de toute considération qui détournerait l’attention de sa valeur d’échange. Ceci a un coût, un coût psychique. Les échanges marchands répétés sur fond de déni du tiers validant obstruent le travail du sujet et la concrétisation du désir. L’angoisse mélancolique guette les agents de l’échange dans la mesure où ils ne se ressourcent pas dans des domaines extra-économiques. Non seulement l’échange marchand ne fournit aucune aide au travail du sujet, mais en plus il corrode aussi la structure subjective existante. L’isolation syntactique des icônes marchandes est orthogonale à tout effet de vérité qui éclot quand une nouvelle articulation signifiante sublime la pulsion pour en faire une émotion. Les moyens modernes de communication, principalement construits autour du sens de la vue, renforcent la déconstruction du sujet qui s’égare vers des horizons toujours plus virtuels. L’économie de marché est le royaume du sens visuel. Car la vue est le sens qui se prête le plus facilement à la vérification rapide de la commensurabilité sympathique des perceptions à la base de la valeur d’échange.

 

Cependant, en l’absence du concours des autres sens, la compacité et la persistance de l’expérience sensible se décomposent. Un nuage de traces visuelles efface alors la structure signifiante. La disparition du temps et du lieu associée à une hybridation sémantique, ce forçage de la coexistence des irréconciliables, contribuent ultérieurement à la sape de la structure subjective. L’entropie du désir qui en résulte va de pair avec une angoisse diffuse et des actes et expressions toujours plus aléatoires et moins signifiants. Une telle disposition psychique est facilement séduite, moins par des substances chimiques que par des stimulations visuelles à haute fréquence entretenant une écologie neurochimique dont les contours précis, au-delà d’une alternance entre les décharges de dopamine et de sérotonine, sont encore à déterminer avec précision. Au niveau collectif, les processus itératifs d’établissement de valeurs accélèrent leur logique virale pour se relayer toujours plus rapidement et de manière toujours plus discontinue. Ils se concrétisent alors dans des rumeurs sur Internet, des chasses aux sorcières réelles et imaginaires, des mouvements de foule convulsifs ou des activismes proto- politiques aussi incongrus qu’éphémères. Il serait tentant d’apparenter des tels actes à la manifestation de structures névrotiques. La précision avec laquelle ils ratent leur cible dans la revendication emphatique et formatée de sentiments d’une profondeur telle qu’ils n’admettent pas la moindre mise en question, le moindre dialogue avec l’autre, n’est que trop apparente. Cependant, qui dit névrose dit structure inconsciente. Mais ces symptômes ne sont plus automatiquement structurés par une tension entre visée symbolique et poussée libidinale. Ils constituent plutôt les cris de détresse du sujet doutant de la performativité de sa structure symbolique. S’il se sait protégé de la menace psychotique par la possibilité de conjurer un flux de substituts éphémères du nom du père validés par récursivité sociale sur un simple glissement de doigt sur l’icône d’une application, il n’est pas pour autant rassuré quant à sa consistance psychique.

 

C’est à ce point qu’intervient la psychanalyse en tant que clinique de l’économie de marché. Économie de marché et psychanalyse sont filles des Lumières. Chaque discipline constitue une manière particulière d’apprendre à vivre avec un Autre, indiqué par le nom du père, dont l’incomplétude n’est plus un accident de parcours, une faiblesse passagère, mais une réalité structurelle. À partir de cette réalité psychique nouvelle, psychanalyse et économie de marché offrent deux formes d’existence différentes mais complémentaires. D’un côté, l’économie de marché offre une organisation de la vie sociale avec des bienfaits ancillaires en termes de stabilité sociale et d’utilité au prix d’une corrugation permanente de la structure subjective. De l’autre, la clinique analytique vise à renforcer la structure subjective et encourage ses patients à relâcher le carcan des fixations imaginaires qui leur permet de fonctionner en économie de marché.

 

Bien sûr, la reconnaissance de cette complémentarité se heurte à des résistances structurelles. Dans la mesure où un sujet agit comme agent économique, il ne pourra pas admettre d’être polarisé par un plus-de- jouir aléatoire. Il croit, doit croire, que c’est la seule valeur d’usage qui détermine son comportement. D’un autre côté, beaucoup de cliniciens refuseront l’idée voulant qu’une partie de leur mission consiste à préparer leurs patients à mieux braver les défis du marché.

 

À la question : comment vivre quand le spectateur impartial, l’Autre de la Théorie des sentiments moraux, a quitté la scène et s’est retiré derrière le rideau, l’économie répond que l’individu doit se laisser guider par les signifiants codifiés par mimétisme récursif pour faire émerger des points stables de focalisation sociale. Cela produira forcément un reste dans la mesure où la structure qui régit le sujet ne peut pas être reproduite par une séquence d’icônes. La psychanalyse se focalisera alors sur ce reste, l’objet a, profondément interpellé par le glamour des icônes, mais finalement sortant plutôt grossi de cette rencontre. La pression symptomatique en est la conséquence logique et constituera la motivation principale d’une demande d’aide à la psychanalyse. Quel est alors son rôle ? Stabiliser le sujet pour qu’il soit à nouveau capable de participer avec entrain aux jeux de miroir en société ? Ou en dénoncer la stérilité subjective foncière ?

 

Car si économie et psychanalyse constituent deux manières complémentaires de faire face à une même question, elles se basent sur des orientations opposées. Les valeurs qui émanent de la psychanalyse se caractérisent par la reconnaissance d’un manque foncier. Elles sont dès lors orthogonales aux valeurs de l’économie polarisées par l’idée d’une satisfaction à l’aide d’objets ou de services marchands qui promettent satisfaction et jouissance comme des réincarnations de la « Chose », l‘objet originaire.

C’est là la (…) caractéristique de la Chose comme voilée – de sa nature, elle est, dans les retrouvailles de l’objet, représentée par autre chose. (Lacan, 1986, p. 143).

 

À la place d’une fausse promesse de satisfaction, la psychanalyse se propose de soutenir le sujet désirant, et donc clivé, dans sa quête d’identité. Le réel du corps propre et les traces mnésiques de cet autre corps immense, protégeant et nourrissant, actualisées comme absence, accompagnées par un sentiment profond d’abandon, rendent toute notion de satisfaction obsolète. La distance immense entre le vécu réel et l’horizon imaginaire d’une jouissance absolue est ensuite indiquée par le phallus, le signifiant de tous les signifiants (Nasio) qui s’inscrivent dans ce vaste espace. Le sujet possède alors le choix entre les affres de Tantale, toujours si proche de la satisfaction, ou le travail de Sisyphe, remontant toujours la même colline. La psychanalyse l’aidera à s’orienter vers la seconde option. « Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux », dit le poète.

 

L’économie de marché le retiendra plutôt dans la position de la première option. Elle fait sien l’impératif surmoïque sadien « jouis ! ». Le surmoi en question est le système des prix comme expression de la volonté générale. Il formule un appel à la jouissance accessible en échange de quelques pièces détachées. Comme toujours, cet appel de séduction perverse permet aux plus malins de plumer ceux qui les écoutent, captés dans les filets de leur imaginaire. Ils leur soutirent une plus-value en échange d’un plus-de-jouir dans des signifiants qui suggéraient, grâce à leur iconisation, une proximité particulière avec l’Autre.

 

Le sujet ne sort pas indemne de ce processus. Il se tourne alors vers la psychanalyse dont il espère qu’elle le soulagera de ses souffrances symptomatiques. Comment la psychanalyse peut-elle alors répondre à la demande qui lui est adressée sans devenir une sorte de service après-vente de l’économie de marché qui assure les réparations les plus nécessaires pour que la mécanique des échanges, plus-de-jouir contre plus-value, puisse continuer de tourner ?

 

Dans le Séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1986), Lacan a formulé ce dilemme dans les termes d’un choix entre morale sociale et éthique personnelle. La morale serait alors attachée à une notion sociale du bien et du plaisir, pendant que l’éthique ne se sentirait redevable que devant la Loi du désir, c’est-à-dire la Loi qui définit l’individu comme sujet dans le respect de l’interdit de l’inceste. Pratiquer une psychanalyse qui se sentirait obligée de faire avancer le bien de la Cité, « le bonheur », serait alors :

Promouvoir dans l’ordonnance de l’analyse la normalisation psychologique…  ce que nous pouvons appeler une moralisation rationalisatrice (Lacan, 1986, p. 349).

 

« Il n’y a aucune raison que nous nous fassions les garants de la rêverie bourgeoise » (ibid., p. 350), Lacan interpelle ses collègues tentés par un tel choix et les met en garde contre « la tricherie bénéfique du vouloir-le-bien-du-sujet » (ibid., p. 258) ou encore « la pastorale analytique » (ibid., p. 226).

 

Par la suite, Lacan marque le contraste entre les deux voies offertes à la psychanalyse dans les termes d’une opposition entre le plaisir et jouissance. Si le premier se base sur une comptabilité des agréments et des peines, la seconde engage l’existence entière du sujet dans un élan identitaire qui peut aller jusqu’à l’acceptation de sa propre mort. La position de Lacan fait résonner l’écho de l’interprétation par Kojève de la lutte pour la reconnaissance entre maître et esclave chez Hegel. Cette acceptation de la mort, n’est point un devoir sous une injonction du surmoi.

 

Précédée par une purification, une catharsis, elle est la conséquence de la détermination à honorer la Loi qui fonde le désir et indique la jouissance. Pour Lacan, l’héroïne de l’éthique de la psychanalyse, devient alors Antigone, fille d’Œdipe et héroïne de la tragédie éponyme de Sophocle (ibid., p. 285-333). Son choix est d’insister pour qu’on donne une sépulture à son frère Polynice, rebelle, maudit même par son père Œdipe peu avant la mort de ce dernier, mort lui-même dans un combat fratricide avec son frère Étéocle après avoir soulevé les armes contre Thèbes, sa ville de naissance. En enterrant ce renégat, Antigone brave l’interdit du roi Créon, qui dans un cynisme calculateur qui inclut tout à fait une certaine conception du bien de la Cité, veut en faire un exemple. Accusée d’avoir transgressé l’interdit, plutôt que de renier son geste, elle le défend et accepte d’être emmurée vivante dans son propre tombeau. Un revirement de dernière minute de Créon, averti de son futur sort par Tirésias, le devin, arrive trop tard. Antigone s’est pendue ; son fiancé Hémon, fils de Créon ainsi que la mère de ce dernier, femme de Créon, s’infligent le même sort. Créon brisé se retire et Thèbes sera bientôt vaincue et saccagée par les fils des compagnons d’armes de Polynice.

 

L’aperçu rend mal la tension qui traverse la pièce et l’héroïne. Ce n’est point l’histoire de l’entêtement orgueilleux d’une princesse. Antigone renonce avec une douleur immense aux plaisirs de s’installer dans une bienséance prestigieuse et d’avoir des enfants. La passion amoureuse de Hémon crédibilise cette option de la manière la plus brillante. De l’autre côté, Créon aussi, même dans sa vanité minable, a des arguments à faire valoir.

 

Une tragédie saisissante, une héroïne fascinante, sans aucun doute, mais pourquoi l’acte d’Antigone serait l’exemple paradigmatique d’une éthique de la psychanalyse ? Le sens de son acte se révèle dans sa réponse à la question de savoir pourquoi elle aurait fait ce qu’elle a fait, et qui est reformulée par Lacan avec « mon frère est mon frère » (ibid., 324). La nécessité de son acte résulte de son besoin, ou de son devoir intime, ce qui est la même chose, de réaffirmer dans la confusion la plus intense des sentiments d’amour et de haine, des alliances, des projets insensés, la limite entre nature et culture, la Loi de l’interdit de l’inceste, la Loi du nom. Mon frère est mon frère car nous avons le même père, et quel père, le même père mort, le même père symbolique ! Personne ne sait mieux qu’Antigone que la filiation biologique n’établit aucune loi, ne protège de rien. Administrer les rites funéraires à son frère est, dans sa situation, la seule manière d’assurer l’ancre du symbolique et de l’hominisation. La loi symbolique n’est pas seulement le pivot de sa propre subjectivité, c’est aussi, et ici son statut de princesse joue, le ciment de la ville de Thèbes et ainsi, en dernière conséquence, la base ultime de la loi morale. L’aveuglement de Créon, et l’indifférence peureuse des Thébains n’y changent rien.

 

En avançant Antigone comme figure fondatrice d’une éthique de la psychanalyse, Lacan associe cette dernière à une défense résolue de la dimension symbolique présidée par un nom du père. C’est un point fixe qui se situe aux antipodes de l’aléatoire du défilé des icônes du marché pour venir en aide au sujet désorienté, pour lui permettre de redécouvrir son désir et ainsi de rétablir sa force symboligène. Le geste d’Œdipe rétablit la Loi fondamentale, celle de l’interdiction de l’inceste, qui est pure structure. Œdipe répare la métaphore paternelle en affirmant de manière irréversible, « l’homme de cette femme était mon père ». Antigone, à la génération suivante, lui emboîte le pas en affirmant, « le père de ce mort-là était aussi le mien ». La réaffirmation de la métaphore paternelle implique nécessairement l’acceptation de la propre castration symbolique, c’est-à-dire qu’Œdipe et Antigone renoncent chacun à la satisfaction de leurs envies charnelles et aux plaisirs de la bienséance sociale.

 

Le choix d’Antigone comme héroïne emblématique de l’éthique psychanalytique, fille du héros freudien de la psychanalyse, demande cependant une mise en perspective. La radicalité des gestes démesurés des Labdacides pour réparer un symbolique profondément abimé répond chaque fois à une situation particulière, non seulement au niveau personnel, mais aussi au niveau social et politique. Œdipe est roi, Antigone est princesse. Leurs positions sociales ainsi que les transferts, craintes et espoirs qu’ils suscitent auprès de leurs contemporains sont aussi démesurés que leurs gestes. Ces gestes, l’auto-aveuglement d’Œdipe ou l’entrée libre d’Antigone dans son tombeau, correspondent, certes, au niveau personnel à un arrachement de la dimension imaginaire pour entrer entièrement dans le symbolique.

 

Mais en agissant de la sorte, Œdipe et Antigone répondent aussi chaque fois à des défis politiques et militaires précis, la peste qui rôde à Thèbes ou la guerre contre les sept héros et leurs épigones. Chez Sophocle, Thèbes est hyper-attentive à chaque mot, chaque acte de son Roi. Ils souffrent ensemble jusqu’au moment où Œdipe paie la dette symbolique collective avec un seul acte radical qui rétablit la Loi et libère dans l’instant même la ville de la peste. La fonction sociale du geste d’Antigone se manifeste de manière plus indirecte quand Créon, ses proches et Thèbes paient lourdement leur aveuglement au nom d’une logique utilitaire. La valeur de son geste consiste ainsi dans l’exemple qu’elle donne pour l’histoire et dans son avertissement à toutes les Cités anciennes ou contemporaines d’honorer les morts, fussent-ils des adversaires.

 

Privés de leur signification sociale, politique et historique et de leur fonction précise dans le contexte de la vie publique de la polis, une répétition inconsidérée des actes d’Œdipe ou d’Antigone serait de l’ordre de la psychose. Un jeune débordé par sa pulsionnalité se crevant les yeux, une jeune à laquelle on a empêché de faire un deuil se donnant la mort, seraient victimes de terribles malentendus. Aucun symbolique ne serait réparé. Leurs gestes seraient des gâchis désolants, telle la mort d’Ophélie dans Hamlet, qui n’avanceraient à rien. Personne ne les a écoutés, ni dans la vie, ni dans la mort. Pour qu’un acte fasse signe, il doit s’adresser à un autre qui est disponible à écouter. « L’inconscient c’est la politique » dit Lacan (1966-1967, p. 166). Établir une structure symbolique possède inévitablement une dimension collective et politique. Ceci vaut pour les gestes d’Œdipe et d’Antigone, comme cela vaut pour la création du totem par les frères de la horde primitive selon Freud ou la mise en place de la structure invariable du mythe selon Lévi-Strauss.

 

Ainsi, toute manifestation concrète de l’éthique de la psychanalyse, à la fois dans sa dimension conceptuelle et dans sa dimension clinique, se situe toujours dans un champ de forces politiques. Réaffirmer le politique avec le symbolique signifie aussi de limiter la toute-puissance des fixations imaginaires des relations marchandes. Une éthique de la psychanalyse qui serait plus que la devise sympathique d’un corps professionnel doit viser à s’inscrire dans un contexte social et politique concret. Ceci vaut d’autant plus si elle veut relever le défi d’une clinique du marché.

 

Pour avancer dans cette direction, il faudra compléter le processus d’émancipation, déjà bien engagé par ailleurs, du rapport privilégié avec une bourgeoisie éclairée qui se paie le luxe d’un apaisement libidinal avec les fonds obtenus dans l’accompagnement de la monétisation du plus-de-jouir. Pourquoi Lacan revient-il si souvent à la belle âme ? Parce qu’une certaine tradition clinique repose sur elle. Les déchirements de l’âme demandant réparation ne sont pas sans rapport avec les fondements économiques du rapport clinique. La belle âme préfère ainsi organiser sa nostalgie plutôt que d’affronter son rôle objectif dans le monde extérieur :

Il lui manque la force de l’extériorisation, la force de devenir objet et de supporter l’existence. Elle vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et par l’existence ; et pour préserver la pureté de son cœur, elle fuit le contact avec la réalité… L’objet creux qu’elle se crée, la remplit alors maintenant avec la conscience de la vacuité ; son affaire est la nostalgie, qui, en devenant elle-même objet sans essence ne fait que se perdre, et au- delà de cette perte et en retombant vers soi-même, ne se trouve que comme perdue ; dans cette pureté transparente de ses moments, une malheureuse belle âme, comme on dit, se consume en soi-même et disparaît comme une brume informe qui se dissipe dans l’air (Hegel, (1807) 1952, p. 462-463).

 

Sortir du ghetto feutré des belles âmes impliquerait aussi une vulgarisation de la psychanalyse, dans le sens noble du terme d’un enseignement et d’un partage des savoirs, ainsi que son introduction systématique dans les discours médicaux, psychosociaux, sociologiques et politiques avec persistance et intelligence. Il y a un savoir analytique qui possède une utilité publique au-delà du savoir-faire clinique. Ce savoir, par exemple, est utile, voire nécessaire, pour démasquer la vacuité de certains discours qui dominent dans l’espace public et qui entraînent les égarés qui les écoutent dans un cercle épuisant et stérile. Un tel engagement public n’ôte rien à l’éclosion d’une vérité personnelle dans le cadre privilégié d’une cure. Tout au contraire.

 

Assumer pleinement l’engagement impliqué par son éthique telle qu’elle fut formulée par Lacan, en y incluant son engagement sur la place publique, permettrait aussi à la psychanalyse d’afficher son indifférence, superbe, vis-à-vis des tâtonnements de la neurophysiologie, de la pharmacologie, du comportementalisme ou encore de l’intelligence artificielle, concernant les déterminants, les désirs et les combats de l’être humain. De quoi la psychanalyse aurait-elle peur ? Que ne savent les représentants toujours trop bavards des sciences empiriques du clivage innommable qui traverse chaque être parlant ? Qu’ils continuent, il y a des choses intéressantes à y glaner, même s’ils rateront toujours, avec un certain empressement, l’essentiel.

 

Une telle psychanalyse politique, dans le sens profond du terme, attentive aux conditions matérielles, économiques et sociales de son temps, insisterait avec intelligence, créativité et humour sur la création d’espaces sanctuarisés pour soutenir le sujet dans sa construction symbolique. Elle ne chercherait surtout pas à complémenter les icônes du marché avec quelques totems du politiquement correct dont la seule fonction serait à nouveau de faire jaillir le plus-de-jouir. La seule différence avec une opération marchande serait que la plus-value ne serait cette fois pas prélevée en termes monétaires, mais en termes de pouvoir politique et médiatique. Ce dernier sera monétisable en son temps.

 

Des espaces qui favorisent la construction symbolique et le travail du sujet sont des espaces vides, des espaces risqués aussi, où pourraient advenir des choses agréables ou désagréables que personne n’aurait jamais imaginées. De quoi s’agit-il concrètement ? Comment, alors, éviter le piège des musées sur-commercialisés, piliers du tourisme culturel, ou celui des opéras dans leur tentatives vaines de rafraîchir un vieux rêve fait d’hystérie et de bienséance ? Est-ce la production artistique propre dont il s’agit ? Comment, alors, éviter la complaisance petite-bourgeoise des peintres du dimanche « vraiment heureux » ? Est-ce l’engagement social et politique ? Comment, alors, éviter les projections haineuses envers les plus faibles ou carrément la récupération de leur souffrance pour un profit personnel ? Est-ce la méditation, le sport et l’équilibre du corps ? Pour se retrouver piégé entre captation imaginaire et syncrétisme new age ? Est-ce la pratique religieuse ? Il faut être très naïf ou très averti pour oser s’aventurer dans cette immense ruine, etc.

 

Naturellement, les domaines évoqués, et d’autres encore, peuvent, bien employés, être aussi des espaces de construction symbolique. La condition essentielle est que le sujet prenne le risque de s’y adonner avec sérieux, qu’il ose se mettre à un travail qui n’est commandé par aucun client mais par un désir d’avancer sur soi-même en suivant l’injonction socratique gnôthi seauton. Le message de la psychanalyse est simple. Il est de rappeler de mille et une manières différentes qu’au fond de chaque être humain réside un mystère, un vide caractérisé, qui au-delà de tout confort et toute bienséance, constitue son atout le plus précieux. Personne ne saura dire en quoi consiste cet au-delà, ce vide auquel aspire le sujet. Tel le grand rouleau dans le ciel de Jacques le fataliste, le jeu des signifiants qui nous déterminent ne se dévoile qu’en avançant. Chaque fois que l’on ressent un apaisement de la tension pulsionnelle tout en restant vigoureusement présent avec les cinq sens déployés, on est sur le bon chemin.

 

Une psychanalyse prête à relever les défis de la Cité s’engagerait résolument dans une défense systématique du loisir en opposant l’otium indispensable au negotium, au négoce et à l’échange. Il faut du temps perdu, beaucoup de temps perdu. L’ennui est un luxe sous-estimé. Baudelaire, poète de la perte de l’horizon intime et prophète de notre détresse, s’est trompé sur ce point. Le confinement était une chance inouïe pour tout adulte. Il faut oser aller au bout de l’ennui. Pour cela, il faut sauver le loisir de sa récupération marchande ou morale. Même là où les hommes échappent à l’emprise marchande directe, l’effroi du vide par manque de foi, une foi en eux-mêmes que la psychanalyse doit les aider à retrouver, les pousse à s’assujettir à nouveau à des critères codifiés pour se rassurer. La mesure systématique des fonctions physiologiques pendant le sport ou la recherche d’exploits dans le jeu vidéo en constituent des exemples évidents. Ainsi on ne gagne rien. De manière un peu schématique, il faut des formes d’action individuelles et sociales qui évacuent plutôt qu’elles n’augmentent la stase libidinale : lecture, théâtre, satire, rire, beaucoup de rire, sport, souffle, sommeil, confrontation, réconciliation, travail…

 

Ne sourions pas. Les exemples abondent où précisément ces activités s’enlisent dans une mièvrerie insupportable, dans des postures vaines, des récupérations politiques ou économiques. Il ne convient pas de finir cet essai, toute proportion gardée, en empruntant la voie de Marcel Mauss dans la conclusion de son Essai sur le don. Se sentant obligé de conclure avec des préceptes concrets applicables au monde économique de l’entre-deux-guerres, Mauss finissait avec un pæan à l’économie corporatiste, exactement la même que le Maréchal Pétain récupérera peu après à ses tristes fins. On honore mal le tiers validant en lui tressant des louanges trop appuyées. Il s’agit plutôt d’encourager patiemment et modestement la rencontre des subjectivités, l’ouverture à l’autre, qui seule pourra produire, quand par grâce les astres sont alignés, la sensation éphémère d’une manifestation de la vérité. Une telle manifestation ne sera justifiée par aucune devise, aucun précepte, aucun parti pris, sauf celui du sujet et du vide, de l’absence, du désir, autour duquel il se construit. Elle ne sera vérifiable que par un approfondissement du souffle et un oubli momentané des symptômes.

 

Naturellement, la psychanalyse connaît bien ces moments, étant donné qu’elle a créé un cadre pour sa clinique qui vise justement à favoriser le jaillissement ponctuel de la vérité. Le défi que lui pose l’économie de marché est de nouer l’effet obtenu dans l’intimité du cabinet à la vie de la Cité. La psychanalyse doit s’engager. Ce n’est jamais gagné d’avance. On peut parler de psychanalyse sans produire un effet de vérité.

 

Le médium de la psychanalyse, c’est la langue. Le premier acte citoyen des analystes serait d’exiger que le discours public maintienne un rapport minimal avec un désir de vérité. Elle doit réagir avec le statut indéniable qu’elle possède contre la prolifération des discours creux et insipides, du bruitage sonore des expressions stériles des victimes frustrées de la séduction marchande, bernées par les promesses du plus-de-jouir et qui se trouvent alors chaque fois plus déçues, plus épuisées et plus vides qu’avant.

Il faut aussi démasquer les discours des séducteurs. Aujourd’hui personne n’exige plus des hommes et des femmes politiques qu’ils portent une attention permanente aux effets de vérité de leurs discours. Pourtant le mensonge politique, la dissimulation, la mémoire sélective, l’allusion, la demi-vérité, la promesse de campagne ou encore la promesse publicitaire doivent rester des arts, des pratiques bâties sur une expérience, une communauté, des pratiques établies, une éthique, aussi sommaire, partielle et contradictoire soit-elle. Il faut cependant s’insurger contre le grand n’importe quoi, la tricherie systématique, la génération de malaise intentionnée pour en tirer une satisfaction minable ou en profiter en termes de pouvoir politique et économique.

 

Certes, de l’éthique de la psychanalyse ne découle aucune obligation à devenir une police des discours publics. Mais pour tenir sa promesse d’être sage-femme de la vérité, elle doit s’engager dans la Cité. Socrate discutait en agora. Il faut écouter un peuple en proie à une souffrance toujours plus diffuse, une souffrance nourrie par la perte de repères dans un espace public qui se déstructure, pour y apporter des réponses et des orientations. Que ces dernières soient toujours partielles et préliminaires va de soi. Au fond, les théoriciens, cliniciens, patients et amis de la psychanalyse l’ont toujours su et sont, sur ce point, orientés par les plus grands tels Hegel ou Marx : une vérité qui chercherait à séparer le réel intime du réel social et politique n’en est pas une.

 

Références

Hegel Georg Wilhelm Friedrich, [1807] 1952, Phänomenologie des Geistes, Hambourg Felix Meiner.

Lacan Jacques, 1966-67, Le séminaire livre XVIII : Logique du fantasme, inédit,

« http://staferla.free.fr/S14/S14%20LOGIQUE.pdf (consulté le 29/10/2023) ».

Lacan Jacques, 1986, Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris Seuil.

Marx Karl, [1867] 1993, Le Capital, Critique de l’économie politiqueLivre premier : le procès de production du capital, Paris PUF.

Nasio J.-D., 1988, Enseignement de 7 concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris Payot.