ŒDIPE A CONTRETEMPS – GISELE CHABOUDEZ
Il y a un certain temps maintenant que cette journée nous invite à nous intéresser à la façon dont Lacan a repris pour les relire, les pousser dans leurs conséquences, les tragédies dont il s’est servi après que Freud en ait montré l’intérêt[1]. Il a pratiqué leur lecture pas à pas, jusqu’à une certaine date, en y revenant régulièrement. Certes il savait que si Freud avait choisi cette référence de la tragédie pour comprendre la névrose, c’est qu’elle éclairait la manière dont l’inconscient s’élaborait, mais ce qu’il en a attendu, recherché, déduit, allait manifestement au-delà de l’usage que Freud en avait fait. Il savait que si une tragédie antique avait pu constituer le sol d’un complexe fondateur de la névrose, ce n’est pas parce que cela se finissait mal, ni parce que la responsabilité du héros était au centre, selon l’idée d’Aristote que pour qu’il y ait catharsis, il faut que le héros soit coupable. Cela va au-delà du fait que, comme le dit George Steiner, un « héros souffrant mais innocent n’est pas tragique, il est pathétique »[2], estimant que c’est là ce pourquoi Freud a écarté du complexe le crime de Laïos, le viol et la mort du fils de son hôte.
En effet Freud ne pouvait intégrer le crime de Laïos dans son renouvellement du mythe d’Œdipe, puisque pour fonder le sujet du désir, le fonder sur son désir, il effectuait une opération de séparation relativement précise. Le trait de coupure de son scalpel passait entre la jouissance du père et le désir du fils, pour le fonder comme sujet, dans l’universel. Il en finissait avec la neurotica du père grand pervers devant l’éternel, comme universel, en opérant ce que Lacan allait appeler une séparation logique, celle qui consiste à s’emparer de l’objet en cause en reprenant à son compte le désir du temps précédent, pour lui faire subir une torsion. Il n’y avait plus une aliénation à la perversion du père, mais une séparation où le fils fonde son désir comme interdit pour la mère[3]. Il faut d’ailleurs, avec le recul, observer la malice qui est celle de Lacan lorsqu’après avoir effectué et construit ce trajet logique de l’aliénation-séparation il avait, dans les dernières années de son élaboration, effectué en quelque sorte une interprétation psychanalytique de la neurotica de Freud, avec le jeu de mots Père-version. Il soulignait rétroactivement, s’adressant presque à lui, qu’en effet le Nom du Père avait bien quelque chose de pervers, grand pervers devant l’Éternel précisément, qui lui-même en relevait. Non pas bien sûr selon ce qui consiste à séduire sa fille ou son fils, mais selon la perversion qui consiste universellement à constituer ses objets en plus de jouir, à commencer par la mère, laquelle procédait de même avec l’enfant.
J’avais effectué sur l’Œdipe en 2014 un travail à Espace analytique, qui développait quelques propositions, je les rappelle sans m’y arrêter.
1) Avec l’Œdipe, donc, Freud effectue une séparation logique fondatrice du sujet.
2) Lacan en a déduit sa logique d’aliénation-séparation, et a commencé par restituer l’aliénation antécédente du sujet œdipien, celle au désir de la mère, avec le mode sur lequel y intervient le Nom du Père.
3) Le sujet œdipien est bien un mode de séparation, un Cogito de la psychanalyse, un « je désire donc je suis », aussi irréel que l’est le Cogito.
4) C’est dans le texte de Sophocle même que Lacan trouvait la trace de cette aliénation source de l’Œdipe, selon une écriture précise du désir et du savoir de Jocaste.
5) L’Œdipe a une fonction d’initiation moderne.
De ces propositions résumant le trajet œdipien de Lacan je n’ai pas corrigé grand-chose, mais je les ai ajustées et prolongées.
Je souligne aujourd’hui que le temps logique par quoi Freud instaurait l’Œdipe en rompant avec la neurotica, séparation comme issue à cette aliénation, se produit à contretemps. Un contretemps d’abord au sens musical, au sens lévi-straussien, qui a montré la nécessité de lire le mythe selon une partition verticale, en quoi les éléments de la partition ne peuvent pas être lus séparément. Le prénom de Laïos, soulignait-t-il, signifie « boiteux », celui de son père Labdacos, « celui qui marche de travers », et celui d’Œdipe bien sûr signifie « pied enflé »[4]. Ce sont ceux qui marchent mal en naissant de la terre, les autochtones donc, dans ce passage grec de la civilisation de la pensée mythique à celle de la raison, avec en son centre la question « comment un naît de deux ? ». Lévi-Strauss disait : « Le problème posé par Freud en termes « œdipiens« n’est sans doute plus celui de l’alternative entre autochtonie et reproduction bisexuée. Mais il s’agit toujours de comprendre comment un peut naître de deux : comment se fait-il que nous n’ayons pas un seul géniteur, mais une mère, et un père en plus ? ». C’est pourquoi il rangeait Freud comme source à part entière du mythe.
On voit combien il y avait là en germe la question à la fois du signifiant et du nombre dont Lacan allait extraire la structure de l’aliénation signifiante. Œdipe était issu d’une pensée mythique tout en inaugurant une autre pensée, celle de la raison grecque, et il boitait et marchait de travers à cet égard. Ceux qui sortent de la terre, les autochtones, ce sont ceux qu’on retrouve par exemple ainsi dans le texte de Platon, Le Politique, cité par l’historienne Maria Daraki :
« Évidemment, Socrate, s’engendrer les uns les autres, cela n’était point possible dans la nature d’alors, mais cette histoire que l’on raconte d’une race qui naissait de terre et qui y retournait de façon circulaire se rapporte à cette époque (…) Puisque les vieillards revenaient sous forme d’enfants, il faut comprendre que les morts enfouis dans la terre s’y reconstituaient et remontaient à la vie, au fil du mouvement circulaire qui faisait rebrousser chemin aux générations. Et puisque, de cette façon, ils naissaient nécessairement du sein de la terre, ils tiraient de là leur nom de fils du sol. »[5]
Elle entend souligner sur cette base qu’ils sont fils du sol avant d’être fils d’une mère, l’inceste n’y a donc pas la même place, et dans le texte de Sophocle, une culpabilité majeure est qu’Œdipe ait offensé les lois de la filiation. Elle définit Œdipe comme engendré par lui-même, autopator, à ce carrefour entre la logique de la pensée mythique et celle de la raison grecque. Il se maudit « d’avoir eu des enfants de la mère dont il est né », « d’avoir montré au monde des pères, frères, enfants, tous du même sang », d’avoir fait de Jocaste « un champ maternel à la fois pour lui et pour ses enfants. » Tandis que Jocaste se pend en disant avoir « enfanté un époux de son époux, des enfants de ses enfants. »[6]
La filiation autochtone basée sur une logique circulaire, ne définit pas une identité de la personne, mais plutôt une identité-sexe, souligne-t-elle, car dans le petit-fils renaît le grand père, dans la petite fille renaît la grand-mère. Les fils du sol font un mouvement circulaire à rebours des générations et naissent selon une identité qui est ancrée dans le sexe de la génération, elle n’est pas patrilinéaire, qui n’est pas celle de la personne. Œdipe occupe une position d’exception dans ce cadre, car il reprend en un point cette circularité, mais la rompt aussi en annonçant avec l’inceste une logique et un temps linéaires, où s’introduit la personne avec la patrilinéarité.
Après et avec Lévi-Strauss, Maria Daraki explore ce carrefour des deux logiques, celle d’avant, la logique circulaire de la pensée primitive, et celle qu’il inaugure, la logique patrilinéaire de la raison grecque. Œdipe s’instaure dans ce contretemps qui boite entre deux filiations et entre deux logiques, issu de l’une, inaugurant l’autre. Issu, les pieds enflés, de l’autochtonie où il n’y a nul meurtre du père et où l’auto-engendrement est distinct d’un inceste, il est celui qui tue le père et accède ainsi à l’inceste et la patrilinéarité[7]. Cette place particulière d’Œdipe, cette boiterie à contretemps, est vraie du mythe, elle l’est aussi en quelque sorte de la névrose.
Un autre élément essentiel apparaît dans ce que représente et fonde la tragédie, si on l’observe au regard de cette autre élaboration logique lacanienne, celle des logiques sexuées, entre la logique du tout et celle du pas tout. On peut considérer que l’on a avec la tragédie, grecque notamment, une sorte de laboratoire logique, d’instauration, de construction, d’expérimentation de la logique du tout qui est celle de la névrose, comme logique œdipienne précisément, c’est-à-dire celle qui se fonde sur une exception. On peut voir là certaines raisons quant à la place essentielle donnée par Lacan à la tragédie, au-delà de celles de Freud. Il n’est pas revenu sur l’étude de la tragédie après une certaine date, et est passé à d’autres types de textes, de sorte que nous devons déduire des élaborations ultérieures qu’il a produites ce qu’elles peuvent éclairer rétroactivement de cet enjeu. La tragédie est le lieu par excellence des impasses de la névrose, or on peut aisément s’apercevoir qu’elle met en acte des propositions, des opérations qui sont celles de cette logique du tout, du tout de la fonction phallique, selon les éléments de ce versant œdipien de la sexuation. Cette logique du tout, celle où tous sont castrés, hommes comme femmes, par un agent unique qui est seul à jouir, conduit un sujet à osciller entre ce rien de la castration et ce tout de la jouissance unique. Tout s’y joue en termes de vie ou de mort, en termes de rien ou de tout, qui sont les éléments d’une tragédie inéluctable. En élaborant les termes quasi mathématiques de deux types de logiques, nécessaires et suffisantes pour aborder l’expérience, même au-delà de ce qui concerne strictement des logiques sexuées, Lacan donnait aussi les clés d’un ressort fondamental de la tragédie.
La tragédie peut être considérée comme mise en scène, monstration, construisant cette logique du tout dans le discours, avec sa clé de voûte, le Nom du Père. George Steiner souligne, dans la tragédie, la fonction constante de l’instance divine : « La tragédie est cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent car son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth ou sur Athalie. »[8] Il y a dans la tragédie une instance qui commande l’ensemble de l’action en s’exceptant du sort de tous et de la règle qui les concerne. Markos Zafiropoulos souligne souvent que Lacan considère les mythes et les œuvres littéraires comme ce qui fonde le sujet du discours plus qu’ils ne le reflètent ou ne l’épousent, or la tragédie en est, me semble-t-il, un exemple massif, particulièrement la tragédie grecque. Elle fonde un sujet dont la logique pose constamment une affaire de vie ou de mort entre un signifiant maître et un autre. Elle répartit et distribue la jouissance entre le tout d’un Père mythique, sous quelque forme, et le rien de tous les autres sujets, la mère, les hommes, les femmes, les enfants. La tragédie grecque met particulièrement en acte ce tout de jouissance, opposé à ce rien de castration, comme l’envers et l’endroit d’un même ensemble que commande l’exception divine. Elle construit une logique du tout phallique qui concerne le tout autant que le tous, logique sexuée qui s’étend aussi bien aux femmes qu’aux hommes, et fonde le sujet de la névrose.
De ce point de vue, le trajet qu’effectue une analyse, à travers les méandres de la névrose, consiste à traverser la logique du tout, celle qui pose que la fonction phallique est tout. Lacan a pu à l’époque de L’Éthique, comparer le destin d’Œdipe à celui de l’analysant qui parcourt jusqu’à son terme la boucle de l’analyse pour devenir analyste, notamment selon ce « me phunai » qu’énonce Œdipe à Colone, comme une part de ce qui est en jeu dans la passe. Et en effet, le parcours qu’effectue une analyse jusqu’en ce point comporte une exhaustion en quelque sorte de toutes les impasses de cette logique du tout qui supporte la névrose. Il aboutit à ce qui a été désigné comme une traversée, traversée de ce que Lacan a appelé cette bulle du fantasme, que Markos Zafiropoulos qualifie de « prison de verre » enfermant aussi sûrement que des barreaux. Le fantasme en effet se construit en logique du tout, il se fonde sur la castration pour tous sauf pour l’Un qui s’en excepte, et cette logique affleure partout dans l’ordinaire du sujet. Il n’y a pas dans ce cadre d’autre alternative, quel que soit le sexe, que cette sorte de tout ou rien radical qui s’applique partout dans l’expérience, qui consiste à ne vouloir rien si l’on n’a pas tout, de sorte que l’on aboutit forcément au rien, massivement à l’œuvre dans la névrose. Cette traversée de la logique du tout pourrait être dite aussi traversée du masculin, ou traversée de l’universel, car elle ne concerne pas seulement le fantasme, elle intéresse l’ensemble de cette logique qui fait univers. C’est dans l’objet a d’ailleurs que Lacan repérait une cause de cette aspiration au tout, dans la mesure où il constitue d’abord l’être du sujet, qui en recherche un substitut pour ce qui lui semble reformer un tout.
Dans l’analyse, ce qui tombe du tout est seulement une étape, pour qu’autre chose que le tout puisse advenir, pour que l’objet a ne le bouche plus. Dans la tragédie cette chute est le déchet de l’opération tragique, la tragédie aboutit à une équivalence du sujet à l’objet a comme résidu, tout comme la logique névrotique qui est logique du fantasme, logique du tout. L’aboutissement tragique est par définition terminal, il n’y a pas d’au-delà, c’est une réduction du héros au déchet. Sanction finale d’une jouissance interdite, la castration du héros le fait équivaloir à la fin à cet objet incarné sur la scène, tandis que le sujet, dit Lacan, est divisé entre chœur et spectateur. La tragédie ne peut qu’aboutir à la position de ce reste de la division signifiante, précisément parce qu’elle est posée en termes de tout, de castration de tous et d’exception de l’Un, et que dans ces termes logiques il n’y a que cet aboutissement possible.
Le futur analyste effectue ce passage par l’objet, s’y trouve réduit, dans la boucle analytique qu’il est supposé parcourir, non pas à l’entrée dans la passe, dans le passage à l’acte analytique, qui procède de la séparation logique comme une identification au sujet supposé savoir, mais à une étape ultérieure lorsque cette identification se défait et qu’il n’en reste plus que ce résidu. Le repassage du sujet par l’objet permet ensuite parfois d’adopter une logique du pas tout, dont relève aussi la position de l’analyste, et qui n’est pas seulement une position sexuée, même si c’est celle qu’adoptent nombre de femmes.
La traversée de cette logique du tout peut aboutir à un autre mode logique, sans qu’on puisse dire d’ailleurs qu’il s’agit là de quelque chose de définitif, car de nouveau un certain processus se reproduit, qui consiste à faire sans cesse le tour du sujet supposé savoir à des échelles différentes. Lacan s’aventurait au-delà de ce qui avait été appréhendé jusque-là de l’expérience humaine, s’avançant dans les régions où rien de ce qui est hors discours et pourtant existe bel et bien, n’était alors intégré dans quelque concept jusque-là.
Il allait soutenir plus loin que la répétition de ce processus et le passage à une autre logique non seulement le disjoint de son caractère tragique, mais qu’ensuite l’ensemble de l’opération peut, avec le recul, en somme apparaitre comique. Le moment de conclure faisait remarquer que le chemin eut été plus court pour Freud, plutôt que par une tragédie, de désigner d’une comédie ce à quoi il avait affaire[9]. Et en effet la grammaire tragique éclaire une étape seulement du processus, tandis que beaucoup plus tard, le comique de l’affaire peut parfois apparaître. Le passage d’une logique du tout, où tout est question de vie ou de mort, à une logique du pas tout où les obstacles qui se présentent rencontrent des solutions un par un, laisse place à une toute autre conception de l’être au monde, où dès lors le tragique révolu revêt après-coup une dimension comique. Cet aspect comique fut présent on le sait, à côté de la tragédie grecque, dans le comos de la cité, procession qui faisait défiler cette fonction phallique du logos dans toutes ses significations, sous la forme d’instruments artificiels démesurément grandis. Cette orthopédie symbolique entendait, on peut le penser, démontrer avec force rire, comment l’obstacle au rapport sexuel pouvait être solutionné à l’aide du phallus comme signifiant. Le problème étant qu’il était aussi la cause de cet obstacle, autant comme signifiant que comme mode de jouissance. Comique, donc, en effet, comme l’était le fait de représenter par sa taille la puissance du phallus dans la jouissance, en posant que là était ce qui conquiert la jouissance, métonymie tenace qui en déplace la béance.
La correction que Lacan a apporté à l’Œdipe questionnait en 1963 : si le Nom du Père de l’Œdipe était censé nous donner la norme pourquoi cela donnait plutôt des névroses ? Il s’adressait ce faisant aux conceptions de l’IPA, en un moment où déjà il avait le soupçon que ce Père constituait la clé de voûte d’une certaine logique qui avait servi à le fonder. En effet s’il faut tuer le Père pour pouvoir jouir, alors c’est qu’il existe pour confisquer la jouissance à tous et les castrer de ce fait. Là où Freud instaurait le sujet œdipien sur son désir incestueux pour la mère, Lacan faisait d’abord remarquer que le désir dont ce sujet résulte est celui de la mère. Il rétablissait cette aliénation, plus visible encore de nos jours, que l’Œdipe comme séparation avait élidée de par une séparation logique comparable au Cogito, qui fait sa force, quoique mythique. Sans en faire un désir incestueux universel, ce qui aurait été une forme nouvelle de neurotica, Lacan montrait l’emprise du désir maternel. Il soulignait combien la jouissance incestueuse peut y affleurer de manière refoulée ou déniée, avec tous les degrés éventuels d’une position pathologique, d’une volonté de jouissance, perverse comme telle.
L’Œdipe est en somme une ligne logique de partage des eaux, ce qui s’y range est une logique du tout phallique, ce qui n’en dépend pas adopte la logique du pas tout d’où certaines perspectives changent radicalement, car elle comporte d’avoir un pied dans le discours, un pied au dehors, un pied dans la fonction phallique un pied au-delà. Médée par exemple comme figure mythique de la tragédie grecque se conçoit en logique toute, et non dans la logique pas toute d’une féminité. Plusieurs auteurs ont étudié de façon intéressante le cas que fait Lacan de Médée comme « vraie femme », dont Markos Zafiropoulos, qui souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas tant de l’avoir phallique que de l’être. Or certains textes récents de tables rondes lacaniennes énonçaient : « La femme n’existe pas mais la vraie femme elle existe. » Non, en logique pas toute une femme ne se détermine pas de vraie mais de réelle, et s’élabore une par une et non comme un universel.
Le contexte de l’usage par Lacan de cette expression est important. Lorsqu’il mentionne ce terme de vraie femme en 1958 en une ou deux occurrences seulement, puis plus jamais, règne encore cette notion que la psychanalyse internationale d’alors soutenait, en l’opposant au penisneid. Une vraie femme est celle qui accepte sa castration, consistant naturellement à ne pas avoir de pénis, et n’a donc pas recours au penisneid. C’est aussi ce concept que Simone de Beauvoir critiquait dans le Deuxième sexe en 1949 face à cette psychanalyse-là, dans laquelle elle n’incluait d’ailleurs pas Lacan, qu’elle avait voulu interviewer et auquel elle empruntait son stade du miroir. Elle interpelait vivement cette psychanalyse qui appelle vraie femme celle qui accepte d’être castrée, sans être dans le penisneid, notion qu’elle critique tout autant. Lacan ne reprendra pas à son compte, on le sait, cette notion d’envie du pénis, dont dira-t-il on nous rebat les oreilles, et qui est une dénégation. En 1958, il accentue en effet que la castration qui concerne la femme est celle de l’être, être ou non l’objet du désir de l’homme, et non celle de l’avoir. D’ailleurs Médée illustre à cet endroit cette sorte de métonymie majeure qui consiste, lorsque l’être est perdu comme objet du désir, à se priver de l’avoir pour pouvoir l’être à nouveau, par hypothèse. Cette métonymie est largement à l’œuvre dans le cadre de la logique du tout phallique, et concourt largement à aboutir au rien, tandis que ces termes se posent autrement dans la logique pas toute.
La tragédie construit les bases de cette logique du tout dans le moment de l’élaboration du logos grec qui est aussi une élaboration du discours du maître, dans son rapport à un certain mode d’esclavage, celui du vaincu[10]. La tragédie constitue une sorte de chiffrage de ce passage de la pensée mythique des autochtones à la raison du logos, telle une formation de l’inconscient. Ce chiffre fait passer la jouissance à l’inconscient, à ce qui est admissible comme système de langage, ce qui suppose en effet un sacré déplacement et exige une sacrée comptabilité. Elle sanctionne un mode de jouissance, la jouissance de l’Autre notamment, elle la fait passer dans la référence du phallus, ce symbole formé en signifiant dans les Mystères, qui va s’intégrer au Nom d’un Père naissant dans l’Olympe. Œdipe roi traite de ce qui consiste comme fils à s’emparer de la jouissance du père, puis à en être finalement réduit à rien. Ce faisant il traite aussi et d’abord du désir de la mère de façon tout à fait radicale, puis il fonde le Père comme confisquant cette jouissance.
C’est dans ce contexte que Sophocle introduit dans sa tragédie une figure de mère dont il calcule avec soin, avec précision, un certain nombre de points équivoques, sur lesquels Lacan a fait plus que se pencher, sensiblement au bord de parler d’un savoir conscient, accentuant ce savoir de Jocaste par rapport au texte de Sophocle, en différents endroits. Il évoque un désir criminel et une dissimulation, comme s’il s’agissait d’une volonté consciente de jouissance, comme Markos Zafiropoulos l’a souligné, et sur quoi nous avons discuté autrefois[11]. Mais il reste quand même sur le bord et il a raison, car si Sophocle avait voulu faire une tragédie où la mère était sciemment incestueuse il l’aurait fait, puisque ce mythe faisait suite à une tradition du dieu qui meurt par châtiment de l’inceste avec une grande Déesse, celle qui allait ensuite sous d’autres formes « naturalisées » cohabiter avec les déesses de l’Olympe. Issu d’une pensée où l’inceste est réservé aux dieux, aux rois également en Égypte, Œdipe roi en inaugure une autre où l’inceste est humain et insu, et doit être châtié. Cette tragédie condamne certes la jouissance du fils, et aussi celle de la mère, mais cette fois ce n’est pas l’amant qui meurt de par quelque minotaure, il est banni. C’est la mère qui meurt, après que le meurtre du père en ait permis l’accès. Œdipe roi, ce contretemps fondateur, est écrit au moment où le rapport à l’inceste change de statut, et il contribue à le faire changer, de par l’instance du Père qu’il contribue à fonder.
Dans ce commentaire de la tragédie, Lacan entend rétablir ce qui avait été omis dans la pensée psychanalytique, d’abord par Freud, du désir de la mère et de son incidence incestueuse plus ou moins présente, comme une aliénation fondatrice, mais il n’entend pas élider l’Œdipe séparateur. Sophocle est fort précieux en effet à cet égard, car il a à la fois minutieusement introduit le savoir de Jocaste mais il a aussi traité chez Œdipe, il ne faut pas l’oublier, d’un savoir qui est lui-même refoulé jusqu’à l’extrême limite. La tragédie de Sophocle, en une impeccable logique d’aliénation-séparation, a construit une participation des deux désirs, Freud n’a retenu que celui du fils, Lacan a retenu et rétabli le désir de la mère, l’aliénation maternelle, mais a montré aussi ce que l’on découvre à les considérer ensemble. On ne peut élaborer l’un sans l’autre, pas de séparation sans aliénation certes, mais pas d’aliénation sans séparation, sauf à délirer, risque avéré si on retire l’Œdipe, disait-il.
La question est encore souvent posée de quel statut donner à l’Œdipe dans la théorie analytique alors qu’il continue de se déployer de façon majeure dans notre clinique. Si le sujet œdipien désirant la mère est un mythe, un rêve freudien que Lacan a remis à sa place, en en restituant l’aliénation élidée, il ne disparaît pas pour autant de notre expérience. Ce n’est pas parce que ce sujet est irréel qu’il n’est pas fondateur, au contraire, il est aussi irréel que le Cogito de la pensée mais aussi fondateur. Il tient d’un Cogito du désir en quelque sorte sur le mode « je désire la mère donc je suis », dont Lacan remarquait d’ailleurs qu’interdire la mère c’est aussi prescrire de la désirer. Mais justement ce sujet ne saurait être là où il désire et ne saurait désirer là où il est, pas plus que le Cogito en ce qui concerne la pensée. Là aussi il est à contretemps. Il se forme une fois effectuée l’opération d’un nom du Père et non pas avant, il se forme une fois que le désir de la mère est interdit et refoulé, et non pas avant. Il se forme en somme là où il n’a plus aucune chance d’être réel. Il se forme sur un mode irréel, selon ce renversement dans le retour que Lacan décrit dans le processus de séparation. Le désir du sujet devient là celui du temps précédent, à savoir celui de l’Autre, mais avec une torsion où il s’empare de l’objet halluciné, processus qui l’enferme dans le fantasme sur un mode autoérotique. On sait combien ce sujet œdipien est volontiers celui de l’hystérie quand le fantasme du Père de la Horde est plutôt celui de l’obsessionnel.
L’Œdipe est à contretemps dans la névrose comme dans le mythe. C’est au moment où le sujet n’est plus l’objet du désir de la mère, où il n’est plus rien à cet égard, qu’il devient animé de ce désir séparé et irréel, pourtant fondateur. Dans la passe, c’est au moment où il n’est plus rien à une certaine étape, une fois passé à l’action analytique, qu’il devient capable d’acte analytique, si toutefois il le poursuit. Lorsque Lacan effectuait la lecture de cette tragédie il n’y avait pas encore pour lui de logique autre que celle du fantasme, du tout de la fonction phallique, mais si on la relit depuis l’autre logique élaborée plus tard et depuis la topologie qui l’a suivie, on en mesure plus avant la portée. Et le passage de la pensée mythique à la raison grecque est aperçu autrement, comme une construction du tout de la fonction phallique, lorsqu’on l’évoque depuis le pas tout.
D’ailleurs lorsque Lacan le reprend finalement dans le Moment de conclure, cela revêt l’allure d’une synthèse extrême, d’énoncés réduits au minimum, une simplicité qui n’est évaluable dans sa grandeur si l’on peut dire qu’au regard du chemin parcouru. Là une boucle s’achève où se dépose cette sorte d’initiation qu’est la fonction phallique, telle que l’Œdipe la construit pour chacun et pour tous. L’initiation c’est ce par quoi, dit-il alors, « on s’élève au phallus », « la psychanalyse est une anti-initiation », elle défait cette élévation au phallus. Elle défait cette suppléance au rapport sexuel que la civilisation grecque a particulièrement et rigoureusement construite, notamment par ses tragédies, et qui a cheminé jusqu’à nous. Ce phallus apparaît maintenant comme un obstacle du « rapport sexuel » plus encore qu’il n’en est une suppléance. Une analyse l’écrit en le déchiffrant pas à pas, elle le déconstruit avec le tout de la fonction qu’il anime.
Elle défait aussi ce troisième sexe que la Bible implique, entre Ève et Lilith, entre la mère réduite à l’objet a, sur un versant, et la jouissance sexuelle exclue, sur l’autre. « Il faut, dit finalement Lacan, qu’en l’absence d’initiation on soit homme ou on soit femme. » On pourrait penser en lisant ce constat : « Tout ça pour ça ! ». Après cinquante années passées à montrer que d’homme et de femme il n’y a pas dans l’inconscient, car il y a seulement cette fonction du phallus à laquelle hommes et femmes sont assignés, entre l’être et l’avoir, comment peut-on en réduire l’énoncé à cela ! Pourtant, c’est bien ce qui peut se dire lorsque cette fonction phallique de l’inconscient n’est plus le tout de la structure, lorsque la jouissance exclue de ce tout atterrit dans une élaboration qui se passe de cette fonction phallique, il ne reste alors en effet qu’à être homme ou femme, au sens d’un réel imaginaire, et non plus du symbolique phallique. C’est le seul binaire qu’aperçoit l’analyse, et il est fort lointain !
[1] E. Zanin, « Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans quelques tragédies de la première modernité », Cahiers d’études italiennes, Filigrana, 19, 2014. « Aristote, dans la Poétique, n’a pas mis l’accent sur le dénouement malheureux de la tragédie, mais sur d’autres aspects, tels que la condition noble des personnages et le style élevé. À l’origine de cette surévaluation de la fin malheureuse de la tragédie il y a les grammairiens latins du ive siècle Diomède et Evanthius qui ont défini la tragédie non pas à partir de son style, mais de son sujet. La définition de la tragédie proposée par les grammairiens du ive siècle s’est imposée parce qu’elle dépassait le contexte poétique pour investir la réflexion philosophique et morale. »
[2] G. Steiner, « La Mort de la tragédie », Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2013. p. 250. « Le héros tragique doit porter une part de responsabilité dans ce qui lui arrive, même Œdipe, alors qu’il ne sait pas au fond que c’est son père qu’il a tué et sa mère qu’il a épousée. C’était l’avis d’Aristote dans la Poétique. Un héros souffrant, mais innocent n’est pas tragique, mais pathétique. Le point de vue de Freud sur Œdipe est un point de vue sacrificiel, c’est le point de vue d’Aristote qui voit dans la souffrance et la mort du héros la possibilité de la catharsis (de la résolution sacrificielle de la crise collective). Pour ce faire, Freud est obligé de tronquer l’histoire d’Œdipe, de passer sous silence le crime de Laïos (le viol et l’assassinat du fils de son hôte) et de charger Œdipe, d’aller dans le sens de sa culpabilité exclusive comme le fait Aristote. L’esprit de la tragédie exige que le héros « bouc émissaire » soit obscurément coupable, pour que son sacrifice soit légitime et que la catharsis (la résolution de la crise collective) soit « efficace ». »
[3] Cette opération logique de séparation construite par Lacan en 1964 concernait après coup le sujet œdipien, sans que ce soit dit comme tel. Le Cogito, lui, était déchiffré explicitement comme le résultat d’une séparation, élidant l’aliénation antécédente que Lacan reconstruisait avec la logique du fantasme en l’établissant entre le « Je ne pense pas » et le « Je ne suis pas ».
[4] « Le prénom du père d’Œdipe signifiait « boiteux », celui de son grand père « celui qui marche de travers ». Quant à Œdipe Il désigne celui qui a le pied enflé. C’est donc un seul et même sens, même si les sens sont donnés à des moments différents de l’histoire. Il faut donc regrouper ces trois informations dans une partition verticale, comme en musique où on ne pourrait lire séparément les éléments verticaux de la partition. » D’après l’article original : “The Structural Study of Myth », « MYTH, a Symposium », Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444.
[5] Platon, Le Politique, v271 a-c, cité par M. Daraki, Dionysos, Paris, Arthaud, 1985, p. 155.
[6] Ibid.
[7] M. Daraki avance également que tout ce qui dans ce cadre était lié à la logique autochtone, n’est pas éliminé, mais maintenu dans la nouvelle distribution, en étant redistribué en un pôle des discours (M. Daraki, Dionysos, op. cit.). Alain Didier-Weill considère Maria Daraki pertinente lorsqu’elle avance : « la démocratie grecque n’aurait pas eu à connaître la monstruosité d’une terreur révolutionnaire car sa pratique de la raison ne tendait pas à forclore, par décret immédiat, l’ancienne monstruosité, mais à la nommer autrement, en lui assignant une place nouvelle », A. Didier-Weill, « La psychanalyse, le politique et le désir x », Insistance, vol. no 1, no. 1, 2005, p. 9-35.
Bien que les données dont on dispose ne permettent pas de vérifier et que certains trouvent ses sources insuffisantes, M. Daraki ajoute une autre proposition intéressante : que cette pensée mythique est désormais redistribuée du côté du féminin dans la nouvelle donne, tandis que le logos organise la raison grecque au pôle masculin. Le discours de la cité fait en quelque sorte passer « l’avant du côté de l’Autre » avance-t-elle, comme je l’ai souligné (Le concept du phallus, Lysimaque, 1995), en remarquant quelques résonnances avec l’élaboration de Lacan. La logique de l’aliénation-séparation procède elle aussi en termes circulaires, de renversement dans le retour, de redistribution des termes à d’autres places, l’avant du côté de l’Autre.
[8] G. Steiner, La mort de la tragédie, op. cit.
[9] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXV, Le moment de conclure (1977-1978), inédit, 15 novembre 1977 : « La vie n’est pas tragique elle est comique, c’est pourtant curieux que Freud n’ait rien trouvé de mieux que de désigner du complexe d’Œdipe c’est-à-dire d’une tragédie, ce dont il s’agissait dans l’affaire. On ne voit pas pourquoi Freud a désigné́ d’autre chose que d’une comédie, alors qu’il pouvait prendre un chemin plus court, ce à quoi il avait affaire dans ce rapport qui lie le symbolique, l’imaginaire, le réel ».
[10] La tragédie met particulièrement bien en acte le tout phallique, la logique qui « pourtoute », aussi bien en ce qui concerne le tout ou le rien de la jouissance que les tous, elle en déduit et démontre l’aboutissement au déchet, mais pas celui de Médée d’ailleurs, qui devient à la fin une sorte de sorcière divine.
[11] Sophocle montre que Jocaste aurait pu savoir qu’Œdipe a tué Laïos, tout en montrant qu’elle ne l’a pas su, mais il ne montre pas qu’elle pouvait savoir qu’il était son fils avant l’instant où elle apprend qu’il n’est pas celui du roi de Corinthe mais qu’abandonné il a été recueilli par lui les pieds percés.