SI LA PSYCHANALYSE ÉCHOUE, LE RÉEL INSISTE
Gisèle CHABOUDEZ
J’extrait ce titre de La Troisième, intervention de Lacan à Rome en 1974[1], notamment de la phrase : « Donc, tout dépend de si le réel insiste. Pour ça, il faut que la psychanalyse échoue ». Ce texte fondamental sur bien des points, que je relis et déchiffre régulièrement, comporte quelque chose de décisif concernant les buts de la psychanalyse et son devenir possible. Comme tout texte de Lacan il se complique à chaque phrase, à chaque fragment de phrase. A quoi la psychanalyse échouerait-elle, au cas où elle échoue ? À ce qui serait comme tel dans l’absolu une réussite ? Non, plus précisément cela veut dire qu’elle échouerait à accomplir ce qu’on lui demande, ce qui n’est pas la même chose, quoique dans le cours du texte Lacan le traite par moment comme si cela se confondait.
« Ce qu’on lui demande, [dit-il], c’est de nous débarrasser et du réel, et du symptôme », or « le sens du symptôme c’est le réel, en tant qu’il se met en croix pour empêcher que marchent les choses ». On demande à la psychanalyse de nous débarrasser de ce qui se met en croix pour empêcher que marchent les choses, définition simple, lumineuse, restant bien sûr à savoir quelles sont ces choses. Nous prenons nécessairement beaucoup de précautions pour manier ces termes un peu vertigineux selon l’étendue qu’ils concernent et selon le lien causal simple que Lacan semble instaurer entre eux, comme effectuant un raccourci en éclair alors qu’il s’agit d’un nœud fort complexe, comme il le montre en différents aspects. C’est pourquoi j’ai choisi aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, d’effectuer une sorte de commentaire pas à pas, presque ligne à ligne de quelques fragments de ce texte sur ce point. Considérons d’abord les résultats possibles, tels que Lacan les envisage ici. Il poursuit en estimant que l’on peut envisager deux hypothèses.
« Si elle [la psychanalyse] succède, a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout (…) — à savoir à un retour de la vraie religion, par exemple, qui, comme vous le savez, n’a pas l’air de dépérir. » Cette prédiction que l’on connaît bien est de celles qui se sont en partie réalisées de manière saisissante, d’une façon inattendue, là où on ne l’attendait pas, sans avoir eu l’air de résulter d’un succès manifeste de la psychanalyse quant à nous débarrasser du symptôme. La religion a fait retour en effet dans nos vies, nos civilisations, mais sur un certain mode, catastrophique, et non pas en ce qui concerne « la vraie religion », mais une autre.
A-t-on d’ailleurs demandé à la psychanalyse de nous débarrasser du symptôme et du fantasme, religieux ? Il est certain que Freud s’y est massivement attelé. Et il est logique que la psychanalyse, ayant produit dans l’Histoire une interprétation massive de la religion, de toute religion, ait contribué de ce fait au recul de la croyance religieuse dans l’ordre symbolique, notamment en Occident, voire par endroit à sa disparition, et l’on sait d’ailleurs combien dans certaines civilisations cela pose des problèmes majeurs. Il est possible de ce fait qu’elle ait en quelque sorte provoqué aussi le retour dans le réel, en force, d’une religion, un retour violent, féroce. Ayant contribué au recul de « la vraie religion » au sens de Lacan, la chrétienne et même la catholique, ce n’est pourtant pas celle-là jusqu’ici, qui a fait retour, c’est une autre, celle d’après, si l’on peut dire.
Or si la psychanalyse réussit, estime Lacan, elle disparaîtra. « Si donc la psychanalyse réussit, elle s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié. » Cette partie de la prédiction est largement présente elle aussi, depuis un certain temps déjà, beaucoup en tout cas annoncent que la psychanalyse s’éteindra, beaucoup l’espèrent, beaucoup parmi nous le craignent, sans évidemment le considérer comme le résultat logique d’un succès, mais comme celui de son échec. Le point de vue de Lacan est en somme consolant puisque dans son propos, elle s’éteindrait d’avoir accompli sa tâche. Elle aurait été ainsi un symptôme, se serait mise en croix depuis un siècle pour empêcher que les choses marchent, et elle disparaîtrait une fois sa tâche accomplie.
Outre les choses religieuses, quelles choses la psychanalyse comme symptôme a-t-elle empêché de marcher ? Les choses marchent « au sens où elles rendent compte d’elles-mêmes de façon satisfaisante », estime Lacan, définition formidable de ce qui marche, mais qu’il faut cependant restreindre au discours du maître. En effet, il poursuit : « satisfaisante au moins pour le maître, ce qui ne veut pas dire que l’esclave en souffre d’aucune façon, bien loin de là. » Il conserve ici une fois encore cette solidarité de la position de l’esclave, dépositaire de la jouissance que le maître déplaçait en renonçant à la sienne, la reportant dans le fait de disposer de ce corps pour un certain nombre d’usages. La psychanalyse donc a-t-elle empêché que les choses rendent compte d’elles-mêmes de manière satisfaisante pour le discours du maître ? Ce discours dont, dit-il, « sa fin, c’est que les choses aillent au pas de tout le monde ». Alors que « le réel, justement, c’est ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi — bien plus, ce qui ne cesse pas de se répéter pour entraver cette marche.[2]»
Nombreux sont ceux qui pensent, depuis Foucault notamment, puis les féminismes et les études de genre, que la psychanalyse justement ne s’est pas vraiment mise en croix pour empêcher que ces choses du discours du maître marchent, donc, au pas de tout le monde. Il a été violemment dénoncé qu’une bonne partie des psychanalystes se contentait de célébrer l’Œdipe, et avec lui les lois sexuelles, selon une fonction phallique seule à l’œuvre entre homme et femme. Et « la psychanalyse » en général a été critiquée, en effet, vu le grand nombre de psychanalystes impliqué dans ces positions. Alors même, nous le savons, qu’un grand nombre d’entre nous n’aurait pas intégré la pratique psychanalytique s’ils n’avaient pas entendu les objections de Lacan aux dogmes de la psychanalyse freudienne dans les années 70, notamment sur l’exclusive de la fonction phallique. Curieusement, lui-même ne fut pas excepté de ces reproches faits à la psychanalyse, alors qu’il avait dénoncé cette dérive depuis les années 50, qu’il l’avait largement corrigée et qu’il n’est pas exclu que cela ait été la principale raison de son exclusion de l’IPA. Il est vrai que son texte était resté si équivoque sur nombre de points que chacun a pu retenir ou interpréter ce qu’il voulait bien, certains ont même été jusqu’à le considérer comme sauveur du Père et du phallus, ce qui est un comble puisqu’il a déconstruit, désarticulé ces concepts fondateurs du patriarcat. Les psychanalystes lacaniens n’ont d’ailleurs pas réussi à vraiment former un ensemble qui se fasse entendre autrement, il n’y a pas d’ensemble des psychanalystes lacaniens, pas plus que l’ensemble des psychanalystes ne représentent la psychanalyse comme telle. Notre génération qui a été contemporaine de l’enseignement de Lacan, certes a travaillé, a publié, mais elle n’a pas encore elle non plus, rempli la tâche que l’on pourrait considérer être la sienne, quant à une transmission déchiffrant son dire d’ensemble suffisamment pour qu’il fasse sens dans notre siècle, ce qu’il ne fait pas jusqu’ici.
Poursuivons sur ce qu’on demande à la psychanalyse et ce qu’elle peut en effectuer. Si on lui demande de nous débarrasser du symptôme lequel, comme le réel, est ce qui se met en croix pour empêcher que marchent les choses, il s’ensuit que, dit Lacan, « Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel — donc… de la réussite de la psychanalyse. » Ce sens est à la mesure de ce que la psychanalyse réussit à contrer de ce réel, et de ce qui s’en écrit comme symptôme. Dans le cas où elle y parvient, cela engendre son extinction, je cite : « Si donc la psychanalyse réussit, elle s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater, c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même le pose au principe — la vérité s’oublie.[3] »
Il s’ensuit que « Donc, tout dépend, dit-il, de si le réel insiste. Pour ça, il faut que la psychanalyse échoue. » Ce que traduit mon titre. A quoi il ajoute, bien sûr : « Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie, et qu’elle a donc encore de bonnes chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas morts, lettre suit ! [4]» Voilà l’autre hypothèse, tout aussi consolante, où la psychanalyse ne s’éteint pas à la condition d’échouer, ce qui semble-t-il ne lui est pas difficile puisqu’elle a déjà largement entamé cet échec, échec à répondre à la demande qu’on lui fait de nous débarrasser du symptôme, et du réel. On commence d’ailleurs à avoir un recul suffisant pour savoir aujourd’hui que la psychanalyse ne nous débarrassera pas du symptôme, que ce n’est pas dans ses possibilités, mais son effet sur eux peut être sensible, elle l’élabore un par un au singulier, sur un mode qui le transforme massivement. Et pour ce qui est du réel, on doit en considérer différents bouts qui ne sont pas équivalents, pour se faire une idée de son effet, nous allons le voir.
Vient ensuite un dernier renversement lacanien : « Mais quand même, méfiez-vous — c’est peut-être mon message sous une forme inversée. Peut-être qu’aussi je me précipite… » Pas si sûr que la psychanalyse soit en train d’échouer à accomplir ce qu’on lui demande, quant au réel et au symptôme ? Et dans cette mesure elle n’est pas assurée de persister à exister ? Le supposer serait peut-être entendre le message de Lacan à l’envers ou bien anticiper, se précipiter ? Il faudrait à cette étape, pour suivre les méandres de cette pensée, renverser encore une fois le processus, le déroulé de ce raisonnement, le nouage plusieurs fois contradictoire de ce dire. En ce troisième temps de la question renversée de Lacan, en vérité, on cesse de suivre le renversement du sens encore une fois, on s’arrête, on garde en l’état l’ensemble avec sa contradiction, son inconfort, son impossibilité de se boucler.
D’autant plus que s’ensuit un énoncé qui fait montre encore d’un décalage au regard des propositions du départ « Le piquant de tout ça, ajoute-t-il, c’est que ce soit le réel dont dépende l’analyste dans les années qui viennent, et non pas le contraire. » Ce n’est pas du même ordre que ce qui était dit plus haut, que pour que le réel insiste il faut que la psychanalyse échoue. Il précise : « Ce n’est pas du tout de l’analyste que dépend l’avènement du réel. L’analyste, lui, a pour mission de le contrer ». Et l’on peut saisir ce qui ne dépend pas de l’analyste dans ce qu’il advient du réel, même si sa mission est de le contrer, à partir de ce qu’il en advient dans sa solidarité avec le discours de la science. Lacan ajoute ici : « Malgré tout, le réel pourrait bien prendre le mors aux dents, surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique. » Là nous entrons dans une autre dimension, une autre question, plus saisissante, où la valeur de prédiction de ce dire semble plus proche encore.
Ce réel dont la psychanalyse devrait nous débarrasser, du moins le lui demande-t-on, concerne là un aspect effrayant du réel, celui qui en effet prend le mors aux dents depuis qu’il a l’appui du discours scientifique. Comment peut-on lire aujourd’hui la phrase suivante, par exemple
Quand les biologistes — pour les nommer, ces savants — s’imposent l’embargo d’un traitement de laboratoire des bactéries sous prétexte que, si on en fait de trop dures et de trop fortes, elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte, et nettoyer au moins toute l’expérience sexuée en nettoyant le parlêtre, ça, c’est tout de même quelque chose de très piquant. Cet accès de responsabilité est formidablement comique. Toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement selon toute vraisemblance, c’est le comble de l’être pensant.[5]
Comment pourrait-on lire ces mots qui datent de 1974 sans être saisi au regard de l’évènement qui a depuis ravagé notre monde, et qui le fait encore aujourd’hui, d’une manière totalement inédite et stupéfiante, en empruntant le véhicule d’un virus ? Et dont on pèse combien cette hypothèse ne pouvait paraître comique que dans l’incertitude ou l’incrédulité de son éventualité. Voilà un aspect de ce réel qui peut se déchaîner avec l’appui du discours scientifique, il y en a évidemment bien d’autres.
Cet aspect impressionnant du réel, dans la foulée du discours scientifique, sans parler là du climat, ne paraît pas concerner comme telle la psychanalyse, pas plus qu’on ne lui demande de le combattre. Mais une autre forme de réel nous concerne de façon plus évidente, et Lacan l’introduit dans ce texte à propos de ce qu’il appelle joliment les « euplaisanteries », pour désigner ces « eu » qui parcourent la science-fiction tout autant que notre réalité d’ailleurs, comme l’eugénisme ou l’euthanasie. Là soudain, une autre dimension se soulève. Elle concerne notre ancrage le plus profond en psychanalyse, le plus décisif, le plus méconnu encore aujourd’hui, plus de cinquante années après qu’il ait été révélé au monde. Révélé est d’ailleurs beaucoup dire puisqu’énoncée sous la forme d’une énigme, cette découverte est restée en suspens quant à son sens.
Cette absence du rapport sexuel, telle que Lacan l’a désignée, et que j’ai longuement commentée[6], est supplée par nombre de discours, dont ce qu’il appelle « euplaisanteries » qui participent à cette suppléance, estime-t-il, d’une manière précise :
Quoi qu’il en soit, les eu plus haut par moi soulignés au passage nous mettraient enfin dans l’apathie du Bien universel. Ils suppléeraient à l’absence du rapport que j’ai dit impossible à jamais, par cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez, soit le même que celui où l’analyse a en quelque sorte son avenir assuré. Français, encore un effort pour être républicains, ce sera à vous de répondre à cette objurgation.
La conjonction de Kant avec Sade est-elle ce qui organise l’actuel de nos sociétés ? Cette prédiction nous occupera particulièrement parce qu’elle nous concerne au plus près.
Kant avec Sade qu’est-ce que c’est ? C’est ce texte de Lacan, disponible dans les Écrits, de 1963, par lequel il a voulu faire remarquer que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, Sade le libertin embastillé, se conjoint fort bien, voire dit la vérité de Kant le philosophe de la loi morale, car leurs objets sont complémentaires, voire équivalents. La loi morale de Kant, universelle au sens où elle vaut non pour tous mais dans tous les cas, est celle qui se débarrasse de tout objet pathologique, toute passion, ne se reconnait d’autre objet que le but de sa maxime. C’est celle qui dans sa raison pratique fait renoncer à une jouissance si le gibet est au bout, ou exécuter un faux témoignage si le prince l’exige. Or cette loi morale non seulement ne s’oppose pas à la loi sadienne mais elle va fort bien de pair avec elle. Sade ne juge pas que les droits de l’homme empêchant de posséder autrui l’empêchent d’en jouir, selon une maxime que Lacan résume ainsi : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l’exercerai sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir.[7] » Cette maxime exclue la réciprocité mais non la charge de revanche, le rapport du sujet au signifiant n’étant jamais de l’ordre de la réciprocité. Lacan considère qu’elle relève en somme de l’humour noir pour tout être raisonnable. Mais il fait remarquer que l’humour est le transfuge dans le comique de la fonction du surmoi. A son sens, une telle maxime introduit dans la règle universelle de Kant le grain de sel qui lui manque.
La morale de Kant avancée comme une pratique inconditionnelle de la raison, dont tout objet pathologique a été rejeté, se conjoint fort bien avec ce qui dans la maxime sadienne est imposé à l’Autre, sa volonté s’imposant au cœur de l’autre sujet, qu’elle provoque, l’impudeur de l’un étant viol de la pudeur de l’autre, dit Lacan. La division du sujet lui est de l’Autre renvoyée, l’agent sadien rejette dans l’Autre la douleur d’exister, estime-t-il, sans voir que par ce biais, il se mue en « fétiche noir où se reconnaît la forme (…) offerte (…), pour qu’on y adore le dieu. [8]» Il y décrit la persistance de l’instance divine, malgré les apparences.
Lacan voit donc un avenir qui nous pend au nez dans la conjonction de cette loi morale pratique raisonnable, sans objet pathologique, avec l’objet que Sade fait surgir, et cet avenir verrait la psychanalyse échouer, donc persister. A quoi aurait-elle, à quoi a-t-elle là échoué ? A nous débarrasser de ce à quoi cette conjonction répond, à savoir du réel en quoi consiste cette absence du rapport sexuel. Cette conjonction y réussit beaucoup mieux, non pas à nous en débarrasser évidemment, Foucault en savait sûrement quelque chose, mais à y suppléer en s’y substituant. Non pas que le sadisme fasse réversion dans le masochisme, car Lacan lui applique la définition du capitalisme comme exploitation de l’homme par l’homme, à l’inverse du socialisme qui se définit, s’amuse-t-il, d’être le contraire !
Il posait ainsi sur Kant une ombre de comique et plus impensable encore sur Sade. Sur Kant pour n’avoir pas vu que la Loi dont il rejette tout objet pathologique, passion, etc., n’est rien d’autre en réalité que le désir. Le désir ne s’oppose pas à la Loi, il est du même ordre, la logique du fantasme organise la politique, interdire la mère c’est prescrire de la désirer. Lacan ajoute que Kant développe déjà un aspect de comique, bien qu’il n’en ait pas le moindre sens, mais que Sade, lui, en manque tout à fait. Et l’on sait combien en effet tout l’attirail sadien s’effondre comme un château de cartes dès qu’on sent le comique de sa construction d’une bulle de férocité absolue, notamment au regard de la situation où il se trouve, que Lacan met en relief, de l’embastillement et l’asile de trente ans qu’il a subi sous la poigne efficace de sa belle-mère pour quelques hauts faits nommés badinages. Entre le Sade mon prochain, auquel il refuse « cet abri », et un ouvrage bien ultérieur Pourquoi le XXème siècle a pris Sade au sérieux, de Eric Marty[9], une bascule radicale s’est effectuée dans le sérieux accordé à Sade, et Lacan n’y est pas pour rien.
Lorsqu’il dit : « cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez [10]», on se questionne. Cela désigne-t-il effectivement ce qui caractérise l’actuel ? Le terme de conjonction convient bien pour souligner qu’il s’agit de l’un se complétant de l’autre et non pas lui étant équivalent. A la loi morale d’interdiction pratique de la jouissance, construite pour l’être raisonnable, s’ajouterait fort bien l’énoncé de la loi républicaine de Sade comme droit de jouir de quiconque, droit que chacun puisse jouir du corps de l’autre, en forme de surmoi qui impose de jouir. Et à cette objurgation, Lacan suppose la psychanalyse aujourd’hui devoir répondre, à quoi elle n’a pas encore vraiment répondu.
Mais ce n’est pas parce que le mal sadien ou sadique ne résiste pas au comique que le montage pulsionnel que Freud a repéré sous son nom ne garde pas toute sa puissance, et notamment sa puissance substitutive face à l’absence du rapport. Il n’y a qu’à voir la fortune contractuelle nouvelle qu’il rencontre de nos jours où les réseaux lui donnent pignon sur rue. Ce montage substitue en effet au rapport quelque chose qui prend plus d’ampleur encore lorsque recule la loi sexuelle gérant le rapport supposé sexuel de l’homme et de la femme, énoncé à partir de l’amalgame pénis phallus. Animée par la logique de la fonction phallique seule, à partir de l’inconscient, elle organise la disposition d’un sexe par l’autre, ainsi que Lacan l’a décrite, tandis que hors du discours on ne sait pas, mais il estime là que ce sont les femmes qui ont les hommes.
De cette absence du rapport ladite loi sexuelle est la preuve dernière et aussi ce qui la nourrit, étant son substitut majeur. Lacan la fait dériver d’une difficulté de conjonction des modes de jouissance sexuelle des deux sexes, où intervient particulièrement le mode de jouissance pénien. Il y situait ainsi la fiction d’une origine du langage comme appel articulé émis face à la soustraction de jouissance sexuelle qui s’impose à l’un, lequel l’impose à l’autre. Une telle fiction permettrait d’éclairer la permanence des lois sexuelles, selon la construction d’une fonction phallique au centre de l’ordre symbolique, telle qu’elle emprunte à la jouissance phallique son signifiant majeur. Cette fonction a montré ses ravages lorsqu’elle est exclusive, ce que notre époque refuse désormais. L’autre hypothèse possible est que la psychanalyse pourrait ne pas échouer à contrer cet autre réel dont on lui demande de nous débarrasser, l’absence d’un rapport sexuel qui s’inscrive entre les sexes, non pas sur un mode universel évidemment, elle n’énonce aucun rapport universel, mais un par un, donc deux par deux. Elle peut aider à établir un mode de nouage qui concerne deux jouissances et non une et son objet, ce qui n’est possible que si la fonction phallique n’est plus seule à l’œuvre, or la psychanalyse s’attelle à la rendre contingente et non plus nécessaire.
S’il est un réel, plus encore que tous les autres, qu’on lui demande de contrer en effet, c’est bien celui de l’absence du rapport sexuel, et l’on peut considérer qu’elle le tente, voire y parvient un par un quelque fois. Pour cela elle est en somme prédestinée puisqu’elle constitue un lien social, un discours non pas à tous et de tous, mais à deux, et c’est ce pourquoi elle vient, dit Lacan, à la place du rapport sexuel. Est-ce à dire comme certains le soupçonnent ou le dénoncent qu’une psychanalyse sert de « rapport sexuel », qu’elle y supplée en ce sens trivial ? Que ceux qui y ont recours notamment du fait d’éprouver insupportablement dans leur vie l’absence du rapport sexuel, sous la forme de l’absence d’un lien effectif durable à l’autre sexe ou au sexe, trouveraient une solution simplement dans le fait d’y substituer le discours analytique ? C’est sans doute vrai pour certains, mais comme il est vrai que n’importe quel discours un peu constitué peut servir de suppléance au rapport sexuel en ce sens.
Mais plus sérieusement, qu’est-ce qu’une psychanalyse qui marche et va suffisamment loin, peut effectuer face à ce réel-là ? Notre expérience est remplie de ces exemples bien sûr, qui parviennent dans certaines circonstances, après un certain trajet, à construire quelque chose où se noue sur un mode privilégié ce qui ressemble parfois à un rapport sexuel comme tel, à l’aide de deux savoirs inconscients qui se connectent sans se recouvrir l’un l’autre. En ce sens la psychanalyse contribue à combattre au singulier ce réel de l’absence du rapport sexuel, mais elle n’est certes pas seule à le tenter ni à parfois y parvenir. Il y a aussi par exemple les femmes qui une par une, elles aussi, adoptent cette logique pas toute phallique qui les conduit à déployer une autre forme de jouissance que la phallique dans ce rapport, permettant parfois de tresser avec leur partenaire des éléments qui parviennent à ce résultat de deux savoirs qui se connectent. Cela ne veut pas dire forcément qu’une psychanalyse en termine avec le symptôme qui a causé son entreprise, encore que cela arrive, mais elle permet de construire plutôt une autre forme de symptôme, par exemple celui qui consiste à en faire son partenaire.
Dès lors nous devons être capable de dire comment on parvient à un mode de jouissance élaborée dans ce sens. Et La troisième rappelle cette constatation insistante qu’il n’y a pas de jouissance élaborable sans passer par l’objet a, objet structuré par une coupure, occupant la fonction de la cause dans tous les discours, fonction qui n’est pas reconnue, pas identifiée, et n’est élaborée comme telle que par la psychanalyse. Elle l’élabore, cet objet sans idée, à partir des logiques du fantasme qui s’appuient sur les morceaux de corps que sont nos objets a, dans leurs bords physiologiques, bien plus qu’anatomiques contrairement à ce que Freud pensait. Bords et coupures sur quoi s’organise, se cause le désir entre le sujet et l’Autre, à partir du sein, de l’étron, du regard, de la voix, puis l’objet propre à la coupure du rapport sexuel, dont est issu l’objet phallique comme un rêve.
Il se repère d’ailleurs aussi bien dans l’objet de l’agent sadien et son droit de jouir de quiconque, en se faisant la voix du tourmenteur, l’instrument de l’Autre méchant, pour faire surgir chez n’importe quel sujet angoisse et division. Et en effet un tel objet barre la route du rapport sexuel, dans le singulier comme dans l’universel, et en ce sens une analyse qui fonctionne peut contribuer à élaborer une jouissance en l’élaborant autrement.
Lacan soutient qu’il n’y a pas d’accès à une jouissance pour les corps parlants sans en passer par l’élaboration de cet objet. Que nous dit notre expérience là-dessus ? Avons-nous en tête qu’une analyse passerait par ce qui consiste à l’élaborer l’objet en jeu dans le symptôme et dans le fantasme afin que cette élaboration conduise à une jouissance possible telle qu’elle peut se nouer entre jouissance phallique et jouissance de l’Autre ? Le sujet lui-même ne s’est formé qu’en équivalant d’abord à cet objet sur un mode ou un autre dans son rapport originel à l’Autre, son fantasme l’a maintenu en partie comme équivalent à cet objet, ce sein qu’on lui retire, ou cet étron qu’on lui réclame, ce regard que la vision lui dérobe ou cette voix qui le commande à son insu. Une psychanalyse qui se boucle jusqu’à son terme comporte pour lui de repasser par la position de cet objet, et en ce point central par quoi elle élabore une jouissance possible, là elle peut être dite contrer le réel, non pas nous en débarrasser mais en bricoler un bout, nouer une construction suffisante pour qu’il se déchaîne un peu moins, se mette un peu moins en travers des choses.
[1] Lacan, Jacques. « La Troisième », La Cause freudienne, vol. 79, no. 3, 2011, pp. 11-33.
https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-11.htm. L’ensemble des références concernant ce texte ne seront pas rappelées chaque fois, on peut se reporter à l’article en son ensemble.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] G. Chaboudez, Que peut-on savoir sur le sexe ? Un rapport sans univers, Hermann 2017, Ce qui noue le corps au langage, Hermann 2019.
[7] J. Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 768.
[8] Ibid., p. 771.
[9] E. Marty, Pourquoi le XXème siècle a pris Sade au sérieux, Paris, Seuil, Fiction et Cie, 2011.
[10] J. Lacan, « La troisième », in La Cause du désir, op. cit.