STRUCTURE DE TEXTE ET MÉTAPHORE DANS ŒDIPE ROI ET HAMLET : IMPLICATIONS CLINIQUES ET POLITIQUES – Jan Horst KEPPLER
Introduction
Le Séminaire VI de Jacques Lacan de 1958-1959 sur Le Désir et son interprétation compte sept leçons sur La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark qui constituent un sous-ensemble bien défini. Au cours de ces leçons, Lacan dit dans un mélange de relecture, traduction, interprétation et commentaire toute son admiration et tout son amour pour cette pièce de William Shakespeare. Il en résulte une fresque baroque qui va de la trouvaille à la lecture structurelle en passant par la réminiscence personnelle et la digression clinique. Le moteur de l’élaboration de cette fresque au fil des sept leçons est la volonté qu’a Lacan de marquer l’opposition entre « l’ancien mythe » d’Œdipe et la « tragédie moderne » d’Hamlet.
Lacan insiste sur cette opposition de manière parfois explicite, parfois implicite. C’est le mérite des Mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet de Markos Zafiropoulos que de la faire émerger comme enjeu central de ces sept leçons. Zafiropoulos montre comment l’Œdipe Roi de Sophocle et le Hamlet de Shakespeare maintiennent dans l’analyse de Lacan un rapport étroit, qui va au-delà de la simple actualisation. Plus précisément, Hamlet, la pièce, mettrait en scène les conséquences de la transformation du mythe d’Œdipe en fantasme princier.
Un tel constat implique deux questions : qu’est-ce qu’un mythe et que signifie sa mutation en fantasme ? Pour répondre à la première question, la section suivante reprendra les travaux de Claude Lévi-Strauss sur la structure des mythes. En réponse à la deuxième question, la section 3 réunira les observations de Freud, Lacan et Zafiropoulos. Commençons ici seulement par noter que la fantasmatisation du mythe d’Œdipe entraîne une fractalisation des quatre motifs principaux du mythe, c’est-à-dire inceste, meurtre, rencontre avec un médiateur et automutilation du héros. Le terme de « fractalisation » est ici à comprendre dans le sens d’une reprise, soit complète soit partielle, des différents motifs au sein de constellations qui changent selon les différents niveaux du récit.
Entre le mythe originel et la mise en scène de sa reprise comme fantasme dans la contemporanéité de l’Angleterre élisabéthaine se posent alors des questions entrelacées qui appartiennent aux trois ordres du symbolique, de la clinique et du politique. Cet essai en sémiologie analytique de textes fictionnels approfondira la compréhension des différences entre les deux textes par rapport à ces trois catégories, et ce à partir de leurs positionnements respectifs vis-à-vis de la structure du mythe proposée par Lévi-Strauss.
Au niveau du symbolique, dans Œdipe Roi, la parole est encore pleine. Il y réside un point de fuite qui oriente la structure symbolique et garantit la bonne distance entre le mot et la chose. Ce point de fuite est la métaphore paternelle, c’est-à-dire l’indication de la place du héros-Roi en fonction de la place de celui dont il a reçu la Loi de l’interdiction de l’inceste. C’est en acceptant cette Loi que le héros entre dans le symbolique. Le mythe relate justement la menace qui pèse sur la métaphore paternelle à cause de la transgression du héros, ainsi que la réparation de la structure symbolique par son sacrifice. Hamlet, par contre, développe un questionnement sophistiqué sur la représentativité du langage, de la perception et de l’efficacité du signifiant. L’existence d’une métaphore paternelle reste en effet en suspens tout au long de la pièce. S’installe alors une méfiance vis-à-vis de la parole donnée ou reçue. Cette fragilité des discours et l’angoisse qu’elle génère fondent la modernité de la pièce soulignée par Lacan.
Au niveau clinique, la discussion sera orientée par la déclaration programmatique de Lacan au début des sept leçons évoquées :
Je soutiens et je soutiendrai sans ambiguïté — et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud — que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques (Lacan, Séminaire VI : Le Désir et son interprétation, p. 295-296).
Les textes poétiques ont des effets cliniques sur leurs auteurs, leurs lecteurs et les membres de leur auditoire. Pour Lévi-Strauss, ces effets cliniques résultent, dans le cas du mythe, de la seule structure du texte. Identifier la structure d’Œdipe Roi et d’Hamlet est donc la première tâche de cet essai. On verra que leur différence décisive consiste respectivement dans l’achèvement et dans l’échec de l’établissement d’une métaphore générale qui oriente l’ensemble du texte.
La lecture de Lévi-Strauss permet de montrer que l’émergence d’une telle métaphore est un fait structurel, endogène au texte, indépendamment de son contenu descriptif. Une fois établie, la fonction clinique de la métaphore structurelle du mythe est de toute pièce équivalente au totem ou à la métaphore paternelle de la théorie lacanienne. Œdipe Roi établit cette métaphore au moment précis de l’automutilation de son héros, qui confirme par son acte « je suis le fils de Laïos ». Hamlet, en revanche, offre la mise en scène des effets délétères de l’absence d’une métaphore paternelle consistante et des échecs répétés de l’établir.
Finalement, Œdipe Roi et Hamlet sont des textes foncièrement politiques. Leur dimension clinique, soit au niveau des personnages de la trame narrative, soit au niveau du lecteur, est inextricablement et explicitement articulée à une dimension sociale. Cette dimension inclut évidemment la validation sociale de la métaphore structurante. Plus précisément, elle implique l’assomption par le héros d’une responsabilité politique, au sens étroit d’une pratique du pouvoir dans la polis ou dans l’État. La question de l’existence ou de l’absence d’une métaphore polarisant les désirs n’a de sens que dans cette dimension politique. Œdipe agit en tant que Roi de Thèbes quand il se crève les yeux et libère ainsi la ville de la peste. Hamlet atermoie en tant que Prince et échoue alors à concrétiser son amour pour la belle Ophélie et à délivrer l’État du Danemark de sa pourriture. L’immense force de ces deux textes réside aussi dans la sérénité avec laquelle ils affirment que l’intime est politique et que le politique agit sur l’intime.
Si on peut lire l’articulation de l’intime et du politique comme une vérité intemporelle, la dimension politique permet, ou plutôt impose, l’actualisation toujours renouvelée de cette vérité dans des mises en scène qui s’adressent à des contextes historiques concrets. Hamlet pose ainsi la question de ce qu’il en est du mythe d’Œdipe, et ainsi de la possibilité d’une métaphore universelle, au moment du passage du XVIe au XVIIe siècle, quand la « Reine vierge » régnait sans partage.
Avec ces remarques liminaires, il convient d’étayer les résultats indiqués. La section suivante présentera ainsi la structure canonique du mythe selon Lévi-Strauss, qui établit une métaphore au niveau de l’ensemble du texte et fonde ainsi l’efficacité clinique du mythe. Ce sera aussi l’occasion de montrer comment la structure d’Hamlet s’en distingue. Une troisième partie permettra de montrer plus en détail la nature fractale de la pièce de Shakespeare qui a tant fasciné Lacan. On comprendra alors mieux le fonctionnement de ce kaléidoscope qui projette une image différente à chaque changement de perspective tout en préservant la nature de ses éléments constituants. Une quatrième partie conclura en revenant sur la dimension politique.
La structure des mythes selon Lévi-Strauss et l’efficacité clinique d’Œdipe roi de Sophocle
« Qu’est-ce qu’un mythe ? », s’interroge Lévi-Strauss dans deux articles devenus eux-mêmes mythiques. Il convient d’y répondre en deux temps. D’abord dans une forme sommaire qui indique le chemin à suivre ; ensuite dans une forme plus complète qui expose de manière plus détaillée l’argumentation que Lévi-Strauss développe pour la première fois dans « The Structural Study of Myth », paru en 1955 dans The Journal of American Folklore.[1]
Pour faire simple, un mythe est une structure textuelle particulière avec une efficacité clinique prouvée. Toutes les œuvres poétiques ont une efficacité clinique, au moins potentielle. Elles « engendrent des formations psychologiques » parce qu’elles exhibent des structures symboliques qui invitent à la construction subjective. Le mythe en est la formation de base, la plus pure et la plus puissante. Pourquoi ? Parce que le mythe est une structure signifiante qui crée sa propre métaphore au niveau de la macrostructure du récit au lieu d’utiliser tel ou tel élément comme métaphore, à la manière de structures fictionnelles dérivées. Le mythe va donc au-delà de l’observation de Jakobson selon laquelle la mise en œuvre systématique de la fonction métaphorique est le propre de tout texte poétique. Le texte poétique crée un tissu entre le fil de trame des métonymies qui se suivent par association et les fils de chaîne qui constituent autant de métaphores. Les structures qui en résultent sont d’une grande richesse, avec des croisements multiples à des niveaux locaux ou globaux, des changements de vitesse, d’épaisseur, de coloration, etc.
Le mythe, par contre, est défini par une seule structure ultra-condensée. Cette structure correspond à un carré qui est constitué par deux fois deux éléments qui se font doublement miroir. Le rapport entre les éléments A et B est donc identique au rapport entre les éléments C et D. À leur tour, chacun des quatre éléments A, B, C et D, font état d’un des deux rapports possibles entre chaque fois deux des quatre agents. Lévi-Strauss, qui fournit une représentation analytique de ce croisement dans une « formule canonique » du mythe, parle d’une isomorphie des deux sous-structures A/B et C/D. Une métaphore constitue en effet une isomorphie de signifiants, mais toute isomorphie ne constitue pas une métaphore. Pour que la métaphore ait la stabilité nécessaire pour ancrer le récit, pour qu’elle tienne, les quatre éléments doivent « rester en place » et ne pas se laisser entraîner par la dérive aléatoire des métonymies. La structure isomorphique doit donc être verrouillée. Cette opération s’accomplit à travers la reprise inversée de l’élément B par l’élément D. Selon Lévi-Strauss, le mythe est ainsi la forme la plus condensée d’une métaphore textuelle. Le mythe constitue alors le degré zéro de la poésie, son archétype réduit à l’essentiel et, bien sûr, son cœur intime.
Il convient de parler du mythe plutôt que des mythes. Car ce que montre Lévi-Strauss, c’est que toute création textuelle méritant d’être incluse dans la catégorie des mythes emploie la même structure. Lévi-Strauss ne fait pas de cette structure en tant que telle le critère d’une appartenance à la catégorie des mythes. La structure du mythe résulte d’une recherche sur un ensemble de textes mythiques ; ce n’est pas un critère ex ante. Le seul critère pour qualifier un texte de mythe – et cela va tout à fait dans le sens de la citation de Lacan supra – est son efficacité clinique, « le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel (Lévi-Strauss (1958), p. 240) ! » Par la suite, nous verrons que cette efficacité clinique repose sur la construction d’une métaphore universelle de quatre éléments qui englobe l’ensemble du texte.
Quels sont alors les quatre éléments de base qui constituent cette structure symbolique qui soutient tant la construction subjective ? En fait, ces éléments émergent d’une étude comparative des différentes variantes du mythe d’Œdipe. De manière indirecte, Lévi-Strauss étaye donc le choix de Freud de faire du mythe d’Œdipe le concept le plus important de la psychanalyse. Mais il se garde bien d’attribuer explicitement à Freud un rôle central dans son analyse et préfère le ranger, avec Sophocle et d’autres, parmi les sources des nombreuses différentes variantes du mythe d’Œdipe.
C’est donc finalement le mythe d’Œdipe qui permet le mieux de cerner la structure paradigmatique des mythes, ou plutôt du mythe. Dans un élan d’abstraction mathématisante qui laisse présager les mathèmes lacaniens, chacun des quatre macroéléments du mythe est présenté comme une fonction logique. Chaque fonction réalise à son tour une des deux relations possibles entre deux agents qui sont tirés d’un ensemble de quatre agents. Les deux relations fonctionnelles possibles sont l’inceste et le meurtre. Les quatre agents sont le héros, un parent féminin du héros, un parent masculin du héros et le trickster, un monstre bisexuel.
Les quatre fonctions qui constituent les macroéléments du mythe selon Lévi-Strauss sont alors :
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Un inceste est observé ou vécu par le héros (fx(a)) où fx est la fonction de l’inceste et (a) est le héros ; on pourrait traduire la formule par « le héros subit un inceste » ;
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Le meurtre d’un parent par le héros (fy(b)) où fy est la fonction de la mort et (b) est un adversaire du héros[2] ; on pourrait traduire la formule par « un parent, adversaire du héros, subit la mort » ;
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La rencontre avec un monstre bisexuel, le trickster, qui prend différentes figures (le Sphinx, le coyote, le corbeau…) et fait fonction de médiateur (fx(b)) où fx est à nouveau la fonction de l’inceste (internalisée ici comme bisexualité) et (b) est toujours un adversaire du héros[3] ; on pourrait traduire la formule par « un adversaire/compagnon du héros avait subi un inceste ».
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Une difficulté à marcher ou à se tenir droit car le héros porte une blessure (fa-1 (y)) où il organise de manière inversée (fa-1) l’internalisation de la mort y, ce qui correspond à la castration ; on pourrait traduire la formule par « le héros devenu sujet s’auto-administre la fonction de la mort ».
Un mythe est ensuite une structure textuelle qui organise deux oppositions entre ces quatre éléments dans une isomorphie. Lévi-Strauss utilise le signe « » qui veut dire littéralement « approximativement égal », mais qui signifie en topologie que deux ensembles sont isomorphes, c’est-à-dire possèdent la même structure. Une deuxième opposition fait ainsi écho à la première, dont elle constitue la transposition et l’internalisation. Cette isomorphie entre deux structures correspond à la construction d’une métaphore (transport). Lévi-Strauss lui-même n’utilise pas l’expression de « métaphore ». Par contre, il synthétise cette double opposition entre A et B (inceste et mort), et celle entre C et D (rencontre avec un monstre bisexuel et internalisation de la mort comme castration) dans une formule générale :
Enfin, si l’on parvient à ordonner une série complète de variantes sous la forme d’un groupe de permutations, on peut espérer découvrir la loi du groupe. Dans l’état actuel des recherches, on devra se contenter ici d’indications très approximatives. Quelles que soient les précisions et modifications qui devront être apportées à la formule ci-dessous, il semble dès à présent acquis que tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du type :
fx(a) : fy(b) fx(b) : fa-1(y)
dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions : 1° qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus : a et a-i) ; 2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus : y et a) (Lévi-Strauss (1958), p. 252-253).
L’opération décisive est le déclenchement de la fonction fa-1 (y) qui signifie que le héros (a) s’auto-administre, en tant que négation de lui-même, l’expérience de la mort (y). Ainsi le héros n’est plus objet ou « terme » dans le langage de Lévi-Strauss, mais devient fonction, c’est-à-dire sujet, avec une internalisation de la mort, c’est-à-dire la castration. Cette dernière peut prendre la forme d’une automutilation. Le mythe ainsi complété constitue selon Lévi-Strauss un « pont » entre la reconnaissance difficile du fait d’être né de l’union d’une femme et d’un homme et la croyance tenace en l’autochtonie de l’homme (Lévi-Strauss (1958), p. 240).
Au niveau de la logique de la structure du texte, fa-1(y) ne se constitue pas seulement d’une reprise du meurtre du parent fy(b). On comprend aisément qu’une telle reprise donnerait suite à une série infinie de répétitions. Même si les conteurs de mythes, tel Homère, ne se priveront pas de ces éléments retardants à des fins dramaturgiques, ces derniers ne résolvent rien. Ils ne font que préparer la chute : ce moment où le meurtre n’est plus répété mais internalisé et porté ainsi au niveau du symbolique. À ce stade, le carré est verrouillé et la métaphore établie. Seul ce moment-là correspond à la coupure de la bande de Moebius qui constitue le sujet (Nasio (1971), p. 104).
Selon Lévi-Strauss, cette internalisation de la mort est souvent associée, dans les variantes du mythe d’Œdipe, à une incapacité de marcher droit. Sophocle y ajoute l’auto-aveuglement d’Œdipe. À partir de là, le héros n’est plus simplement un argument ou un chiffre dans la mécanique pulsionnelle, mais devient lui-même « fonction », c’est-à-dire sujet, au prix de l’internalisation de l’expérience de sa propre annihilation. La structure générale du mythe est alors :
Inceste : meurtre d’un parent rencontre du monstre bisexuel : internalisation de la mort (castration)
Cette structure s’actualise dans Œdipe Roi de Sophocle comme suit :
Inceste avec Jocaste : meurtre de Laïus rencontres avec Sphinx et Tirésias : crevaison des yeux.
[1] La version française de son article paraît en 1958 sous le titre « La structure des mythes », qui correspond au chapitre 11 de son Anthropologie structurale, Paris, Plon, p. 227-255. Lévi-Strauss dans une note de bas de page indique lui-même la relation des deux versions : « D’après l’article original : The Structural Study of Myth, in : Mytii, A Symposium, Journal of American Folklore, vol. 78, n° 270, oct.-déc. 1955, p. 428-444. Traduit avec quelques compléments et modifications. »
[2] Dans le mythe sophocléen d’Œdipe, que Lévi-Strauss considère comme le paradigme du mythe, cet adversaire est le père. Sans s’attarder sur la figure du père, Lévi-Strauss s’accorde donc d’une certaine manière avec Freud quant à l’existence d’une métaphore fondatrice qui thématise le meurtre du père. Leur différence est pourtant importante. Freud place l’acte du meurtre chronologiquement avant sa reprise dans le mythe du totem. Lévi-Strauss intègre le récit du meurtre dans le mythe lui-même. Il reste alors redevable d’une théorie de la genèse du mythe. Seul Freud fournit une causalité logique de la genèse du mythe dans la diachronie. Lévi-Strauss livre une structure du mythe, nécessairement métaphorique, dans l’axe systématique de la synchronie. On constate alors l’utilité qu’a pu y trouver Lacan, en croisant et en articulant les développements de Freud et de Lévi-Strauss pour sa propre élaboration de la notion de métaphore paternelle.
[3] Lévi-Strauss thématise la question de la bisexualité à l’occasion d’une longue discussion touchant aux mythes des peuples nord-américains. Dans ces mythes, le dénouement de l’impasse du héros est souvent précipité par une rencontre avec la figure du trickster, l’équivalent du Sphinx dans le mythe sophocléen d’Œdipe. Lévi-Strauss s’interroge sur la raison pour laquelle le trickster est souvent un coyote ou un corbeau. Sa réponse est que le coyote et le corbeau sont des animaux qui mangent de la charogne. Ils sont donc à la fois un peu comme les carnivores et un peu comme les herbivores et font ainsi figure de médiateurs entre deux mondes. Leur rencontre déclenche souvent une transformation du héros. Mais le brouillard (terre, ciel) ou les résidus végétaux (mangeable, non mangeable) ou la poussière (propre, sale) peuvent aussi assumer des fonctions médiatrices comparables. À propos de ces médiateurs, Lévi-Strauss écrit qu’ils sont des « figures phalliques (médiateurs entre les sexes) (Lévi-Strauss (1958), p. 250). »
L’isomorphisme structurel des relations que maintiennent les quatre éléments de base du mythe établit ainsi une « méta-métaphore », c’est-à-dire une métaphore générale qui englobe l’ensemble du récit. Lévi-Strauss fournit ainsi une démonstration de la conjecture de Walter Benjamin, qui écrit dans son fragment philosophique sur « Analogie und Verwandtschaft (Analogie et parenté) » que la « similitude métaphorique est [toujours] une similitude de relations (Benjamin (2007, 1919-21), p. 68). » Le mythe d’Œdipe, la matrice génératrice de tout mythe, établit alors une métaphore fondatrice par la voie d’une isomorphie interne. Pour le dire avec Alain Vanier, « le complexe d’Œdipe [est] la base de toute métaphore (Vanier (2001), p. 42). » La métaphorisation du trauma originel constitué par les éléments « inceste » et « meurtre » fonde l’efficacité clinique du mythe, un point sur lequel Lévi-Strauss insiste à plusieurs reprises. Cette efficacité clinique repose sur les perspectives de sublimation qu’offrent l’opération de métaphorisation pour le sujet individuel et le renforcement, par son caractère partagé et public, de la cohésion du groupe.
Roman Jakobson nous a appris que la métaphorisation est une qualité de tous les textes poétiques. Ce qui distingue le mythe d’autres productions poétiques est que cette fonction ne s’applique pas au niveau de l’unité signifiante, le mot, la phrase, le paragraphe etc., mais au niveau le plus abstrait et général possible : avec une majestueuse simplicité, le mythe articule quatre éléments signifiants pour établir les axes de tout l’univers symbolique. Dans le mythe tout particulièrement, la métaphore est endogénéisée ; elle est une fonction de la pure structure du texte.
Le tableau ci-dessous résume la structure du mythe selon Lévi-Strauss ainsi que les positionnements respectifs qu’entretiennent Œdipe Roi et La Tragédie d’Hamlet vis-à-vis de cette structure. Il permet ainsi de visualiser de manière schématisée le caractère paradigmatique d’Œdipe Roi et la fractalisation de ses motifs dans Hamlet
L’actualisation de la structure des mythes selon Lévi-Strauss dans Œdipe Roi et La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark
La formule canonique du mythe selon Lévi-Strauss dans « La structure des mythes » (1958) est : fx(a) : fy(b) fx(b) : fa-1(y)
Les quatre éléments invariants du mythe sont :
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fx(a) un inceste observé ou vécu par le héros ; fx est la fonction de l’inceste et a est le héros ;
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fy(b) le meurtre d’un parent par le héros ; fy est la fonction de la mort et b un adversaire du héros ;
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fx(b) la rencontre avec un monstre bisexuel (trickster) ; fx, la fonction de l’inceste, est internalisée comme bisexualité ; b est un adversaire du héros ;
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fa-1(y) une difficulté de marcher droit, une blessure auto-infligée, la castration ; la mort (y) est internalisée par inversion ; le héros devient sujet.
≅ indique une isomorphie entre deux structures ; cette isomorphie crée une métaphore interne qui fonde l’efficacité clinique du mythe.
La forme générale du mythe est alors : 1. Inceste : 2. Meurtre 3. Rencontre avec un monstre bisexuel : 4. Castration
Son actualisation dans Œdipe Roi est : 1. Inceste Jocaste/Œdipe : 2. Meurtre de Laïus 3. Rencontres de Sphinx et Tirésias ; 4. Crevaison des yeux
Le mythe comme fantasme œdipien dans Hamlet selon Lacan : la spectralité interne des différents éléments de la structure des mythes crée « la prison de verre » (Zafiropoulos), déconstruit le mythe et questionne la possibilité même d’une métaphore structurante et de l’avènement d’un sujet.
A. « Incestes » fantasmés ou suggérés | B. Meurtres et morts en rafale mais peu nets (poison, suicide, contrefaçon, à l’aveugle…) ; des « boulots bousillés » (Lacan) | C. Rencontres avec des tricksters (médiateurs entre deux mondes) inefficaces ou douteux | D. Castration évoquée mais non advenue ou non acceptée |
-Claudius/Gertrude | -Hamlet senior, roi symbolique | -le spectre d’Hamlet senior | -retardements |
– Gertrude/Hamlet | -Polonius | -la troupe de théâtre | -empêchements |
-Polonius/Ophélie | -Ophélie | -Polonius | -doutes, monologues |
-Gertrude | -Yorick | -interdits absurdes | |
-Laërte | -Fossoyeur | -fantaisies morbides | |
-Claudius, roi réel | -« étrication phallique » | ||
-Hamlet junior | -« phallophanies » | ||
-Rosencrantz et Guldenstern |
La fractalisation fantasmée du mythe œdipien dans Hamlet
Si l’on part de la structure du mythe établie par Lévi-Strauss, quelle est alors la « structure » de la Tragédie d’Hamlet ? On pourrait dire que c’est tout le contraire, mais ce ne serait qu’à moitié vrai. Si tel est le cas, ce n’est certainement pas parce qu’Hamlet offrirait une sorte de version amoindrie ou complexifiée de la structure que Lévi-Strauss décèle dans le mythe œdipien. Non, Hamlet utilise précisément les mêmes quatre macroéléments – inceste, meurtre, rencontre avec un ou plusieurs médiateurs entre deux mondes et castration – mais il les multiplie, les reflète, les ironise, les hachure et les recompose dans l’immense salle de miroirs que constitue la pièce. Shakespeare dynamite le mythe œdipien, certes, mais pas dans une logique de destruction qu’on pourrait par exemple associer à un appel à une jouissance débridée. Il s’agit plutôt de tester la validité du mythe œdipien, d’en faire sortir la nécessité fatale au moment même où il s’effrite en conjonction avec la foi dans la parole donnée.
Le tableau de la page précédente résume le positionnement d’Hamlet vis-à-vis de la structure du mythe de Lévi-Strauss en le confrontant à celui d’Œdipe Roi. On voit alors qu’Hamlet reprend parfaitement les différents éléments constituants du mythe, mais en les relativisant et en les insérant dans des séries spectrales (« boulots bousillés » (Lacan), médiateurs douteux, prolifération de porteurs d’une phallicité étriquée…) où chaque élément imparfait ou éphémère renvoie au prochain.
Cette structure rejaillit à la fois sur l’interprétation analytique que l’on peut appliquer aux personnages de la pièce et sur l’efficacité clinique de la stratégie textuelle qui en est distincte. Sur le plan de l’interprétation analytique, tout acte potentiel d’Hamlet est inhibé par son fantasme œdipien polarisé par le désir de sa mère. Ce génitif est ici à la fois subjectif et objectif. Lacan souligne la nature objective du génitif : « C’est à quoi Hamlet a affaire, et tout le temps… c’est un désir, mais qui est bien loin du sien… c’est le désir, non pas pour sa mère, mais de sa mère (Lacan (2013), p. 331). » Il était alors nécessaire de souligner cet aspect moins largement reconnu, notamment auprès d’un public des années 1950, de culture analytique traditionnelle. Aujourd’hui, on peut s’accorder sur le fait que l’ambivalence suggérée par la grammaire a tout son sens.
Le fantasme œdipien d’Hamlet le retient dans la stase d’un désir toujours contrarié et qui se complait dans cette contrariété. Ce n’est pas seulement une affaire personnelle. Car la stase du désir se répand autour d’Hamlet sous la forme d’une angoisse généralisée. Hamlet n’est pas n’importe qui. Il est le Prince de Danemark, héritier du trône, pourvu de grands dons physiques et intellectuels. Malgré toutes leurs différences, Œdipe et Hamlet ont ceci en commun : tous deux sont les générateurs royaux de transferts intenses de la part de leurs proches, de leurs sujets et de nous, leurs spectateurs.
Sur le plan de la stratégie textuelle, les répétitions, les mises en abyme et les micro-métaphores locales retardent, questionnent, suggèrent et finalement empêchent l’établissement d’une nouvelle métaphore générale qui pourrait polariser les désirs pour les tirer vers quelque chose de plus aérien, de moins étouffé, pourri et pervers. Au lieu de prendre sa belle dans ses bras, Hamlet se prend à la gorge avec son frère dans son tombeau. Le texte aboutit alors à un questionnement concernant l’efficacité même du processus de métaphorisation dans une constellation personnelle et historique donnée.
Fantasme œdipien et trahison du désir : Hamlet chez Freud, Lacan et Zafiropoulos
L’interprétation d’Hamlet comme mise en abyme de la structure du mythe œdipien avec échec de l’établissement d’une métaphore paternelle se base, non pas seulement sur le travail de Lévi-Strauss, mais aussi sur les contributions de Freud, Lacan et Zafiropoulos. Leurs travaux éclairent successivement la structure de la pièce ainsi que ses différentes composantes. Si le regard qu’ils portent sur Hamlet n’est pas identique, les trois théoriciens sont les chaînons d’une même chaîne dans la mesure où chacun enrichit son travail avec celui de son aîné.
Le la, comme souvent, est donné par Freud qui commente la relation entre Œdipe Roi et Hamlet dans son Interprétation des rêves :
Enraciné dans le même sol qu’Œdipe Roi est une autre grande création poétique tragique, le Hamlet de Shakespeare. Mais dans le traitement différent du même matériel se révèle toute la différence dans la vie psychique [Seelenleben] des deux périodes culturelles très éloignées, la progression séculaire du refoulement dans la vie psychique [Gemütsleben] de l’humanité. Dans l’Œdipe, le fantasme désireux [Wunschphantasie] sous-jacent de l’enfant est, comme dans un rêve, tiré à la lumière et réalisé ; dans le Hamlet il est refoulé, et nous en prenons connaissance – similaire à ce qui est le cas dans une névrose – seulement à travers les effets d’inhibition qui en découlent (Freud (1900), p. 183).
Freud souligne par la suite que les atermoiements d’Hamlet ne sont pas le résultat d’un trait de caractère inné, mais qu’ils sont la conséquence de la tâche particulière, et en effet insoluble, qui lui a été impartie par le spectre paternel. Hamlet sait agir avec toute l’impétuosité et l’insouciance calculatrice d’un prince de la Renaissance, dit Freud, qui donne en exemple l’exécution de Polonius caché derrière le paravent ou l’organisation de la mise à mort de Rosencrantz et Guldenstern. Ce qui empêche la réalisation de la demande du spectre royal est la structure de la demande elle-même :
Hamlet peut tout, sauf parachever la vengeance auprès de l’homme qui a écarté son père et qui a pris sa place à côté de sa mère, auprès de l’homme qui lui met en scène la réalisation de ses rêves enfantins refoulés (ibid.).
Le fantasme refoulé d’Hamlet protège Claudius car il le met lui-même en scène. Tuer Claudius qui incarne son fantasme serait, au niveau inconscient, s’attaquer à soi-même. Ainsi la revanche demandée par le père mort doit en permanence être déplacée. En effet, le dénouement qui n’en est pas un n’advient que dans un carnage confus qui mélange meurtres, changement de places et duel pervers s’apparentant à un suicide assisté. Le blocage de la situation – et la tragédie d’Hamlet est avant tout le déploiement lent et pénible d’un blocage inextricable – est dû au fait que le Prince ne peut jamais se défaire de son fantasme inconscient. Ce dernier est verrouillé par la trop grande attirance qu’il éprouve pour sa mère, la « génitale » (Lacan) Gertrude. Zafiropoulos rappelle à cette occasion la fonction de protection du fantasme dans la théorie lacanienne :
… pour Freud le paradigme du fantasme (« Un enfant est battu ») est inconsciemment motivé par le désir de l’enfant d’un commerce sexuel avec le père, tandis que chez Lacan il est une construction protégeant l’enfant d’être l’objet de la jouissance de la mère (Zafiropoulos (2017), p. 80).
Le fantasme joue alors un rôle essentiel dans l’auto-préservation du psychisme face à la menace de dépècement par une « mère crocodile ». Mais le corrélat de la préservation de l’unicité psychique par le fantasme œdipien est de s’imaginer être le phallus de la mère. Cette « étrication phallique », malgré ses satisfactions imaginaires, a l’inconvénient d’empêcher la réalisation d’un désir plus structuré. Cette réalisation exigerait justement l’existence d’une métaphore paternelle capable de briser le fantasme – ce qui correspondrait à la castration symbolique – et d’orienter le désir. Dans des cas plus heureux, le désir est alors réalisé en passant par une identification symbolique avec le père et mène à la jouissance d’une femme autre que la mère pour fonder à son tour une famille, faire prospérer sa progéniture et continuer la lignée. Ceci résume également le plus profond désir d’Hamlet. Seulement son fantasme et l’impasse du rapport avec son oncle l’empêchent d’avancer vers sa réalisation :
La bascule du désir que constitue l’érection fantasmatique… du point de vue du mâle – rend d’une certaine manière antinomique l’amour… et la puissance sexuelle, puisque être tout entier érigé comme phallus de l’autre interdit naturellement cette nuance d’agressivité ou d’activité qui suppose que le mâle ‘impose’ à la femme sa jouissance. Être au service de la femme, comme on le comprend bien, interdit d’en jouir (Zafiropoulos (2017), p. 83).
Zafiropoulos explicite ici l’un des axes principaux de l’interprétation d’Hamlet faite par Lacan. Le prince est divisé par un double désir. D’un côté, il est incapable de se libérer de son désir d’être le phallus de sa mère, de l’autre il veut bien l’avoir lui-même, le phallus. « Être ou ne pas être ? », la tirade la plus connue du fameux monologue d’Hamlet, devrait donc, dans une approche analytique, être lue de la manière suivante : « Être ou avoir… le phallus ? » Lacan souligne l’opposition implacable de ces deux choix :
Si le sujet est le phallus — cela s’illustre tout de suite sous cette forme, à savoir comme objet du désir de sa mère — eh bien, il ne l’a pas, c’est-à-dire qu’il n’a pas le droit de s’en servir, ce qui est la valeur fondamentale de la loi dite de prohibition de l’inceste. D’autre part, s’il l’a, c’est-à-dire qu’il a réalisé l’identification paternelle, eh bien, une chose est certaine, c’est que ce phallus, il ne l’est pas (Lacan (2013), p. 532).
Et :
Le prince est… narcissiquement piégé dans [sa]… passion d’incarnation phallique puisque le sujet, « comme l’enseigne la doctrine depuis toujours, veut maintenir le phallus de la mère (Lacan, p. 280) », quitte à lui sacrifier son propre objet de désir (ici la belle Ophélie) (Zafiropoulos (p. 103).
Les atermoiements d’Hamlet résultent donc de son fantasme œdipien inconscient d’être le phallus de sa mère. Son nom lui-même, Hamlet – « ham-let » se traduit par « petit jambon » – renvoie à ce destin phallique. Il serait faux d’affirmer qu’il y tient mordicus, et encore plus qu’il s’y épanouit. Hamlet se méfie intensément du désir de sa mère autant que de son désir propre. Mais il ne peut pour autant se défaire de son fantasme. Trop longtemps, il veut être et avoir… le phallus. Cette incapacité à trancher constitue la raison de l’arlésienne des déclarations d’intentions d’action et les auto-accusations mélancoliques du renvoi. Nous savons depuis « Deuil et mélancolie » de Freud (1917) que cette compulsion à se dénigrer soi-même est le signe de la mélancolie entretenue par un Surmoi féroce qui résulte de la métamorphose internalisée de l’objet perdu. Il n’est pas nécessaire de chercher plus loin : la vive douleur causée par la perte du père aimé et le deuil rendu impossible par le remariage hâtif de la mère s’articulent pour forcer un retour de la figure paternelle sous la forme d’un spectre vengeur dont la demande impossible se tourne vers le héros.
Le piège fonctionne jusqu’au moment où Hamlet réalise devant le tombeau ouvert de la belle Ophélie qu’il ne l’aura jamais plus, le phallus. C’est sa castration à lui. Lacan soulève magistralement ce moment de cristallisation d’Hamlet quand il devient de manière imparfaite, certes, mais avec une rage authentique, acteur de son propre destin : « This is I, Hamlet the Dane ! » C’est le point culminant de la pièce. Ici, Hamlet donne le meilleur de lui-même. Pour rester dans le cadre fourni par Lévi-Strauss, ce moment aurait pu être celui de l’établissement d’une nouvelle métaphore. Cet acte langagier majeur se situe au même point de la structure du récit que la crevaison des yeux d’Œdipe, qui par ce geste se marque pour toujours comme fils de Laïus. Cependant, le cri d’Hamlet, aussi grande soit sa force libératrice sur le moment, laisse apparaître deux différences majeures avec l’acte d’Œdipe.
D’abord, Hamlet s’insère bien dans une forme de filiation symbolique. « Je suis le Danois » doit être entendu comme « je fais partie de la lignée royale danoise ». Mais l’identification symbolique reste générale : aucun père n’est désigné de manière implicite ou explicite. Encore une fois, Hamlet rechigne à rompre définitivement avec son oncle Claudius. Notons au passage que ce dernier ne lui facilite pas la tâche. On a déjà dit qu’il incarne le fantasme du prince. De plus, par calcul ou par conviction, le Roi prend toujours grand soin de rassurer son neveu quant au statut royal de ce dernier et évoque régulièrement la perspective de lui succéder. Le fait de se réclamer de lignée royale danoise reste donc une identification symbolique à demi, ou plutôt double, ce qui revient au même. Objectivement, la tâche d’Hamlet n’est pas simple. Car refonder la métaphore paternelle passerait obligatoirement par l’imposition d’un Nom-du-père. Ce nom est pourtant le même pour Hamlet senior et pour Claudius, son frère. Éliminer le deuxième pour rétablir la mémoire et le bon nom du premier demanderait quelques opérations sémantiques adroites. Les drames royaux de Shakespeare abondent de conflits analogues avec des solutions variées et plus ou moins réussies.
Ensuite, l’identification symbolique reste viciée par la captation imaginaire : « C’est Moi ! ». Même dans son meilleur moment, et c’est un grand moment, Hamlet reste happé par le fantasme d’être le phallus plutôt que de l’avoir. Incapable de faire le deuil du phallus qu’il continue d’incarner, il n’est pas entièrement « libre de [son] acte (Zafiropoulos (2017), p. 113). » Le fait qu’Hamlet pousse son cri dans un tombeau le rapproche encore un peu plus du spectre de son père.
Malgré cette externalisation massive de sa tension psychique, Hamlet n’arrive plus à dépasser la séparation de son désir qui le hante tout au long de la pièce, le désir d’étreindre la belle Ophélie. Son désir était à la hauteur de son objet. Pour prendre toute la mesure de l’attrait de la beauté et du charme d’Ophélie, il faut prononcer son nom en anglais : Ophelia, Ô-philia ! Ô amour ! En incarnant toutes les qualités de l’idéal féminin, Ophélie est l’objet d’amour par excellence. Tout le monde s’y accorde : Hamlet le premier, mais aussi son père, son frère, même le Roi et la Reine avec leur « fair Ophelia » par-ci, « fair Ophelia » par-là. En tant qu’objet d’amour, elle est passive, énigmatique et évanescente, y compris dans sa mort, qu’elle laisse advenir dans une dérive entre suicide et accident. Car son propre désir, qu’elle avait articulé avec finesse et intelligence, était terriblement frustré. C’est elle qui aurait dû prendre la place du phallus auquel le Prince n’arrive pas à renoncer. Avoir frustré le désir de la belle et avoir ainsi cédé sur son propre désir, telle est la faute que nous ne pardonnons pas à Hamlet.
La deuxième différence marquante de l’acte d’Hamlet avec celui d’Œdipe est qu’il est, au-delà de la force de son engagement individuel, au niveau de la logique de la pièce elle-même, déjà trop tard. Les jeux sont faits. Ophélie est morte. Aucune réalisation du désir, aucune délivrance n’est plus possible. On a beau réclamer un geste fort de la part d’Hamlet, cela n’y ferait plus rien. Les conditions objectives permettant qu’un tel acte fondateur ait la signification sociale nécessaire pour établir une nouvelle métaphore paternelle ne sont plus disponibles. Le kairos pour cristalliser l’attente d’un peuple ne se présentera plus. D’ailleurs, la richesse de la construction shakespearienne est telle qu’il n’est pas sûr que le bon moment ne se soit jamais présenté.
La suite se déroule alors précisément dans l’ambivalence que caractérisait le cri dans le tombeau. Hamlet poursuit le semblant d’une identification paternelle en rejoignant l’équipe du Roi dans le duel truqué qui l’oppose à son double, le preux Laërte. La mise en scène artificielle où tout le monde ment prépare l’explosion de la pourriture qui couvait au Royaume du Danemark. Elle aboutit au carnage qui met fin à la lignée royale danoise et, en définitive, à l’existence autonome de l’État lui-même.
La défaillance symbolique des pères et le manque dans l’Autre
N’en veut-on pas un peu trop à Hamlet de n’avoir pas réussi à rétablir une forme de vérité et à préserver le trône ? Non seulement il se trouve face à une intrigue objectivement compliquée, mais il reçoit aussi bien peu d’aide de son spectre de père. Ce dernier lui demande de le venger, mais sans contrarier sa mère. C’est une mission impossible dès le départ. Visiblement, le nouveau Roi et la Reine s’entendent très bien. Supprimer le premier ne plaira point à la deuxième. Au-delà de sa demande peu cohérente, le spectre du père d’Hamlet s’accuse lui-même de « noires fautes » qu’il aurait commises et qui devraient être purgées. Hamlet senior — car le Roi mort porte le même nom que son fils, ce qui ne facilite pas non plus la distinction entre identification symbolique et spectralité moïque — fait aussi de son fils le confident de sa vie conjugale. Il lui fait notamment part de son souci quelque peu affété de n’avoir pas voulu laisser le vent toucher sa femme. En quelque sorte, il vide son sac, se débarrasse du passé et passe l’ardoise au fils. Pas facile d’être un bon fils avec un tel père. Zafiropoulos est plus clair encore lorsqu’il écrit : « Les atermoiements d’Hamlet se motivent des péchés du père qui déterminent son errance (Zafiropoulos (2017), p. 98). »
Plus tôt, l’auteur avait déjà établi un lien entre les inhibitions d’Hamlet junior et celles d’Hamlet senior en affirmant que « la jouissance du fils dépend aussi de cette relation que le père entretient à sa propre jouissance (Zafiropoulos (2017), p. 87). » Plutôt que de le fixer dans une demande impossible qui le condamne à l’impuissance, Hamlet senior aurait dû aider son fils à sortir de sa « prison de verre » du fantasme. Le spectre du Roi mort fait tout le contraire. Il verrouille le fantasme œdipien d’Hamlet en lui demandant de tuer celui qui couche avec la mère. En contrepartie, il lui offre une position de « bon garçon », c’est-à-dire de phallus de papa et maman.
L’ambiguïté d’Hamlet senior est intensifiée par sa nature, ou plutôt par sa non-nature, de spectre. Existe-t-il véritablement comme entité autonome ou s’agit-il d’une hallucination fantasmatique dans laquelle Hamlet junior aurait entraîné Horatio, son ami bien-aimé, et deux fidèles serviteurs ? Notons ici que la Reine ne voit pas le spectre quand il apparaît à Hamlet dans sa chambre. Spectre, fantôme, fantasme et mise en scène théâtrale ne feraient-ils qu’un ?
Le fait que la demande du père mort soit transmise par un spectre entretient sans conteste la confusion entre la dimension symbolique et la dimension imaginaire, « survivance d’un père, devenu pas entièrement Autre, ou pas totalement mort et donc pas totalement symbolique (Zafiropoulos (2017), p. 121). » La condition d’Hamlet aurait été sensiblement différente si la demande paternelle lui avait été transmise, par exemple, dans une lettre adressée à son nom, ou encore sous forme d’une dernière volonté prononcée sur un lit de mort. Zafiropoulos rappelle que la sortie du fantasme et l’accès à la jouissance nécessitent l’identification au père. Hamlet voudrait bien en passer par là. Mais l’identification à un spectre entraîne inévitablement cette spectralisation des motifs du mythe œdipien que la pièce rassemble dans un labyrinthe de miroirs. En résumé, le texte présente par plusieurs biais Hamlet senior comme un père caractérisé par une insuffisance symbolique généralisée.
Mais le Prince de Danemark est-il bien le seul à souffrir de l’insuffisance symbolique de son père ou s’agit-il d’un phénomène plus général ? Dans une première approche, le Nom-du-père en tant que signifiant de l’Autre devrait parfaire la structure signifiante, constituer son « point de capiton ». Mais c’est un signifiant hautement problématique qui se dérobe et établit ainsi une faille, un vide, dans l’Autre autant qu’il le parfait : « Le signifiant de l’Autre avec la barre – S(Ⱥ)… Le signifiant qui fait défaut au niveau de l’Autre, telle est la formule qui donne sa valeur la plus radicale au S(Ⱥ) (Lacan (2013), p. 353). »
L’incomplétude de l’Autre maintient donc un rapport avec le Nom-du-père en étant son signifiant imprononçable. C’est une notion solidement établie dans la tradition judéo-chrétienne, et notamment véhiculée dans la parabole du Buisson ardent. Cette incomplétude symbolique est d’ailleurs la seule garantie du poids libidinal des signifiants et fonde ainsi la fonction du phallus.
Cette incomplétude symbolique de l’Autre nécessitée par des besoins structuraux s’actualise de manière plus personnelle dans le rapport que chacun entretient avec son propre patronyme. On a déjà vu la position difficile d’Hamlet vis-à-vis de ce nom qui appartient à égale mesure au père mort et à l’oncle scélérat. Si personne ne maîtrise – ni ne connaît d’ailleurs, n’en déplaise aux ésotériques – le Nom-du-père, personne ne dispose non plus d’une liberté totale face à son patronyme. C’est à ces deux niveaux, universel et intime, qu’il faut lire le passage suivant :
Le signifiant caché, celui dont l’Autre ne dispose pas, est justement celui qui vous concerne… C’est à savoir, la part de vous qui a été sacrifiée…symboliquement… cette part de vous qui a pris fonction signifiante… Il s’agit très exactement de cette fonction énigmatique que nous appelons le phallus. Le phallus est ici ce quelque chose de sacrifié de l’organisme, de la vie, de la poussée vitale, qui se trouve symbolisé (Lacan (2013), p. 355).
Il s’agit donc d’abord d’un phénomène structurel et ainsi universel. Il dépasse le cas individuel d’Hamlet, même si sa fatalité inéluctable se manifeste chez lui de manière particulièrement dramatique. « L’irrémédiable est dans l’Autre, car dans l’Autre quelque chose manque » résume Zafiropoulos (Zafiropoulos (2017), p. 99). Mais la question demeure : si le manque irrémédiable dans l’Autre d’Hamlet est évident, qu’en est-il pour Œdipe ? Le chapitre précédent a montré comment Œdipe rétablit par un acte extrême la métaphore au sens propre comme au figuré, c’est-à-dire au niveau de la structure du texte comme au niveau de son destin individuel et de celui de sa ville, Thèbes. Par son acte hors norme, il cesse d’incarner le phallus et prend la place du signifiant qui manque à l’Autre. Cela fait de lui le paradigme du héros mythique, et celui de la psychanalyse en particulier. Mais pour accomplir cet acte qui échappe à Hamlet, c’est-à-dire la réparation de la structure symbolique, Œdipe n’a-t-il pas été favorisé par des conditions de départ plus favorables ?
Zafiropoulos, pour sa part, maintient que les Anciens auraient en effet joui d’un horizon symbolique plus dégagé quand il écrit que la « pourriture… au cœur de l’Autre des Modernes » établirait une distinction fondamentale avec l’Autre des Anciens. A l’origine de cette « dégénérescence subjective » des Modernes serait notamment une défaillance des pères. Œdipe, par contre, « caractère paradigmatique pour les Anciens, libres de leurs actes parce que sans fantasmes (Zafiropoulos (2017), p. 90) » aurait pu échapper aux effets d’inhibition de la névrose.
Mais les trajectoires contrastées d’Œdipe et d’Hamlet sont-elles vraiment dues à des différences relatives à la performativité symbolique de leurs pères et, par ricochet, à la complétude de leurs Autres respectifs ? Une lecture légèrement plus ample révèle vite que la différence décisive entre les deux textes ne réside point dans la culpabilité respective des pères. Laïus, le père d’Œdipe, n’offre à cet égard pas de meilleures conditions de départ qu’Hamlet senior, mort dans « la fleur de ses péchés ». Il s’avère en effet que Laïus, « le gauche », avait lourdement péché lui-même avant de refiler ensuite cette dette à son fils. Un temps exilé à Mycènes, il avait en effet accepté d’enseigner la conduite de char à Chrysippe, le fils de son hôte Pélops. Laïus avait alors enlevé et violé son élève. La malédiction qui prédisait qu’il serait lui-même tué par son fils était la conséquence directe de cette transgression massive. La malédiction du père devenait ainsi fatalement celle du fils. Avec une belle efficacité, le mythe ne relate pas seulement la nécessité que le péché soit expié et la dette soldée, mais aussi que la nature du paiement corresponde à la nature de la transgression. L’inconscient, c’est la répétition (selon le livre éponyme de J.-D. Nasio). Laïus est alors abattu par son fils quand, après un échange acrimonieux, il cherche à forcer avec son char le passage à travers l’étroite ouverture rocheuse qui le sépare de son fils en vagabondage.
Au niveau de la performativité symbolique paternelle, Œdipe n’est donc pas mieux placé que Hamlet. Les voies différentes qu’ils empruntent ne dépendent que d’eux-mêmes et de la contingence de leurs contextes historiques. La faille dans l’Autre est tout aussi insupportable dans Œdipe Roi que dans La tragédie d’Hamlet. Et pourtant l’un avance, certes dans les ténèbres, pour réparer le symbolique abîmé quand l’autre déplace la question. Dans un autre contexte, Lacan identifie ce mouvement latéral de déplacements et de renvois successifs face à la faille dans l’Autre à la névrose :
Ce devant quoi le névrosé recule, ce n’est pas devant la castration, c’est de faire de sa castration ce qui manque à l’Autre. C’est de faire de sa castration quelque chose de positif, à savoir la garantie de la fonction de l’Autre, cet Autre qui se dérobe dans le renvoi indéfini des significations, cet Autre où le sujet ne se voit plus que destin, mais destin qui n’a pas de terme, mais destin qui se perd dans l’océan des histoires (Lacan (2004), p. 58).
Hamlet est ce névrosé qui, pour des raisons tant personnelles que politiques, n’arrive pas à faire de sa castration quelque chose de positif. La faille dans l’Autre reste ouverte, la pourriture s’y installe et ainsi le destin individuel d’Hamlet se perd dans l’océan des histoires. Shakespeare montre avec génie que la fractalisation des motifs du mythe suite à leur transformation en fantasme ne connaît pas de limite naturelle. Dans ce monde qui n’est plus capable de construire une transcendance, des métaphores locales pour la construction subjective surabondent, mais en fin de compte aucune d’elles n’est porteuse. C’est la sémiosis illimitée.
L’économie théâtrale veut que la pièce compte cinq actes. Mais au niveau de la logique interne de la trame, l’auteur aurait facilement pu continuer la ronde des atermoiements et des intrigues telles que le jeu de cache-cache avec Rosencrantz et Guldenstern, ou celui des mises en abyme à l’aide de médiateurs finalement inefficaces tels Yorick ou le fossoyeur. Sans doute Shakespeare en aurait-il fait des épisodes profonds, divertissants et instructifs, mais il est également clair qu’aucun épisode supplémentaire n’aurait permis de dénouer le fil emmêlé du destin d’Hamlet. Car à aucun moment Hamlet n’aurait été capable de dépasser ses barrières internes et externes pour apporter ce qui manque à l’Autre. Lacan souligne l’absence de toute possibilité de rachat ou de rédemption dans ce théâtre des miroirs où il n’y a plus ni justice ni pardon. Les crimes sont inexpiables et les dettes impayables.
Pour avancer, il aurait fallu autre chose. Ce qui parfait la métaphore qui, tel le totem freudien, fonde le lien social et garantit ainsi la fonction de l’Autre, ce n’est pas la reconnaissance de sa propre dette symbolique. Hamlet y était prêt comme la plupart des hommes. Une lucidité qui reconnaît la logique du do ut des qui régit le monde de l’échange y suffit. Pour établir une métaphore qui puisse polariser la structure signifiante de toute une communauté, il faut aller plus loin. La Tragédie d’Hamlet est sur ce point une création poétique terriblement efficace. Elle effectue, par la négative, la démonstration implacable qu’aucune métaphore paternelle ne peut être établie et qu’aucun manque dans l’Autre ne peut être comblé sans la reconnaissance et le règlement de la dette symbolique du père.
Conclusion : sur la possibilité d’un acte politique
Freud, Lacan et Zafiropoulos ont établi que le fantasme inconscient d’Hamlet est le mythe d’Œdipe. Le refoulement produit alors ses effets d’empêchement. L’actualisation du mythe, car il n’y en a qu’un, chez Sophocle et chez Shakespeare, se distingue alors de trois manières – selon le niveau de conscientisation des forces en jeu, selon la stabilité de la structure du mythe et selon le contexte historique et politique. Il est évident que ces trois enjeux entretiennent des relations étroites, mais il convient, pour des raisons d’exposition, de les traiter chacun à leur tour.
Au niveau de la conscientisation, les deux héros, Œdipe comme Hamlet, s’ignorent et sont mus par des forces inconscientes. Cependant, leur non-savoir n’est pas de même nature. Œdipe ne sait rien jusqu’au moment où le voile qui cachait le mystère de ses origines soit levé et où, soudain, il sache tout. Cette irruption du savoir avait été préparée par les prophéties de Tirésias le sage.
Hamlet, dès le début, est conscient d’un malaise personnel et ambiant dont il croit percevoir les contours, mais il reste essentiellement avec ce savoir partiel jusqu’à la fin de la pièce. La confusion de la boucherie finale n’est que la confirmation du savoir confus et partiel qu’Hamlet détient concernant les forces en jeu. Aucun Tirésias ne vient lui éclairer la situation. Au lieu de cela, il se trouve face aux manipulations de Polonius ou, au mieux, face au bon sens d’Horatio qui a l’inconvénient de ne se manifester à chaque fois qu’après coup quand les jeux sont faits.
La différence entre les deux héros quant à la conscientisation de leur situation n’est évidemment que le reflet de la différence relative à la solidité de la structure du mythe à laquelle chacun est exposé. Comme discuté dans la deuxième section, cette structure est solide dans Œdipe Roi et éclatée dans Hamlet. Selon la lecture de Lacan, c’est la conséquence du passage de l’acte au fantasme. Il s’y joue la solidité de la métaphore paternelle. Les deux textes sont admirables pour engendrer des formations psychologiques, mais leur procédé est très différent. Sophocle bâtit une seule grande métaphore avec quatre macroéléments qui se font face dans une double structure biface dans laquelle la paire « inceste/meurtre » est opposée à la paire « monstre bisexuel/mutilation » dans laquelle chaque membre de l’audience se retrouve.
Shakespeare, par contre, construit une mise en abyme par miroirs successifs qui happe le spectateur ou le lecteur d’une tout autre manière. Si le théâtre dans le théâtre en est l’expression la plus évidente, les séries de fils et de pères se prolongent déjà individuellement vers l’infini. Pour les fils se font alors miroir Hamlet, Laërte, Horatio et Fortinbras junior ainsi que les camarades Rosencrantz et Guldenstern. Pour les pères, tous marqués par leurs manquements, il y a Hamlet senior, Claudius, Polonius et Fortinbras senior. Cette virtualisation dans la spectralité des miroirs est à nouveau une fonction du passage au fantasme.
Le refoulement et les déplacements qui en résultent contrastent alors avec la radicalité fascinante des Labdacides, l’auto-aveuglement d’Œdipe ou l’entrée libre d’Antigone dans son tombeau. On l’a dit, Œdipe, en se perçant les yeux, s’arrache à la dimension imaginaire pour entrer entièrement dans le symbolique. Son geste démesuré peut ainsi rétablir la Loi fondamentale, celle de l’interdiction de l’inceste, qui est pure structure. Œdipe rétablit la métaphore paternelle en affirmant de manière irréversible « l’homme de cette femme était mon père. »[1] Il n’est pas possible pour Hamlet de produire un geste équivalent.
Mais malgré la fragilité des formations métaphoriques passées en revue et malgré l’impasse sanglante du duel truqué, La tragédie de Hamlet ne finit pas, du point de vue de l’effet clinique, dans la noirceur. Le rideau tombé, le spectateur, lui, n’est pas abandonné à sa détresse et à sa solitude. Au contraire, il se sentira lucide, ressourcé. Quel est ce miracle du génie de Shakespeare ? Le dense défilé d’offres métaphoriques éphémères de Hamlet lance le spectateur dans une recherche interprétative intense. Hamlet est d’abord un engin pour produire des interprétations, une qualité bien captée dans le titre de la pièce de Heiner Müller, Hamlet-machine. La substitution répétée des formations métaphoriques imparfaites devient le moteur de la pièce. Hamlet met ainsi en pratique de manière particulièrement nette le constat de J.-D. Nasio :
Le signifiant métaphorique, sous l’exercice de l’action interprétative, représentera – de même qu’il cessera de représenter – le sujet pour laisser son statut aux autres. L’effet de l’interprétation sera la volatilisation de la métaphore « première » et d’autres jailliront au sein d’une combinaison de substitutions (Nasio (1971), p. 117).
La substitution des métaphores qui se volatilisent l’une après l’autre garantit l’effet clinique de la pièce. A la place de la métaphore stable d’un Roi qui se sacrifie, Shakespeare offre au spectateur un travail d’interprétation permanent. Il sait déjà que l’effet de l’interprétation est la seule voie de salut du sujet moderne.
Si l’on considérait exclusivement le mythe d’Œdipe ou sa reprise fantasmée dans Hamlet comme les matrices d’une clinique individuelle, on pourrait s’arrêter là. Ce serait pourtant négliger la dimension historique et politique de ces deux textes. Si la forme de leur enracinement respectif dans la contingence historique diverge, chacun possède une portée politique très forte. Les comparer sous cet angle est instructif. D’abord la prise en compte de la dimension historique protège contre un encensement trop enthousiaste des actes héroïques des Anciens. Privés de leur signification sociale et de leur fonction précise dans le contexte de la vie publique de la polis et de leur fonction performative dans le théâtre de la Grèce antique, une répétition inconsidérée des actes d’Œdipe ou d’Antigone serait de l’ordre de la psychose. Ceci ne s’applique pas seulement au niveau de tout individu réel, mais également au niveau du texte poétique. Hamlet se crevant les yeux serait un terrible malentendu à la mesure du suicide d’Ophélie : un gâchis désolant qui n’avancerait à rien.
La fantasmatisation du mythe œdipien joue ici tout son rôle protecteur. Hamlet, le moderne, retarde grâce à son fantasme le passage à un acte insensé. Il substitue à l’acte, au sens littéral comme figuré, sa mise en scène. Évidemment de tels déplacements, s’ils font gagner du temps, ne résolvent rien. Lacan a raison quand il écrit que la Tragédie d’Hamlet correspond à « un lent cheminement vers la castration nécessaire » (Lacan (2013), p. 296). Il y a ici, au-delà de la fractalisation des motifs, une homologie structurelle avec le mythe d’Œdipe. Mais le vrai drame d’Hamlet et sa différence radicale avec Œdipe Roi tient au fait que la castration, quand elle advient, n’est plus significative et ne s’inscrit plus dans aucune métaphore.
Le Hamlet de Shakespeare est la mise en scène du combat d’un homme avec son fantasme œdipien. Pour le mettre en scène, le génie de Shakespeare a créé une structure spectrale où chaque action possible est neutralisée par son double et se dissout ainsi dans la virtualité. Alors la question n’est plus de savoir si le héros aurait les reins suffisamment solides pour passer à l’acte. Quel acte ? Tuer le père ? Le père réel, le père imparfait, l’oncle ? Pour quoi faire ? Pour assouvir un fantasme ? Pour ajouter un spectre de plus à ceux qui rôdent déjà ? L’empilement des cadavres à la fin de l’acte V n’avance à rien, mais marque la fin d’un monde.
Le fantasme dont il est question est le fantasme d’un Prince. D’autres vies dépendent de sa résolution. Celle-ci n’advient pas et le drame qui en résulte dépasse l’impasse personnelle. L’interprétation la plus charitable serait que les morts d’Hamlet, du Roi et de la Reine font table rase du passé. L’acte d’Hamlet, s’il s’agit d’un acte, laisserait alors place à celui qui a un rapport simple et pragmatique à la dette du père. Dans le conflit entre le Danemark et la Norvège, le jeune Fortinbras réussit là où son père avait échoué. Si Shakespeare laisse planer le doute sur la question si cette réussite dépasse la simple dimension militaire, on sait avec certitude qu’au contraire de la Thèbes d’Œdipe, le Danemark d’Hamlet ne sera pas sauvé. Conquis par ses ennemis historiques, il cessera définitivement d’exister comme entité autonome.
Est-ce le seul résultat de la défaillance d’un homme incapable de solder les fautes de la génération précédente ? Lacan souligne le rôle du temps historique dans Hamlet. Le héros est toujours trop tard ou trop tôt. Jamais le temps n’est accompli, jamais le kairos pour l’acte décisif ne se présente. Thèbes, accablée par la peste, attendait une réponse de son Roi. Cette attente avait été préparée par les prophéties de Tirésias. À chaque moment, les actions d’Œdipe, son exploit devant le Sphinx, son péché et son automutilation rejaillissaient immédiatement et massivement sur sa ville.
La pourriture dans l’État de Danemark est plus diffuse, même si les actions d’Hamlet ont aussi à chaque fois leur dimension politique. Plus diffuse est aussi l’attente qui pèse sur lui. Par moments, on ne sait même plus si Hamlet entraîne son monde dans une crise d’adolescence tardive ou s’il est vraiment le porteur d’un espoir de renouveau. Mais indépendamment des affres individuelles du Prince, les conditions objectives d’un acte décisif qui articulerait l’intime et le politique ne se dessinent jamais. À la place de la sagesse d’un Tirésias pour lui frayer un chemin, Hamlet se retrouve avec la raisonnabilité courtoise bien pesée et subtilement corrompue de Polonius. S’il fait vite exploser cette dernière, son geste téméraire ne fait que renforcer sa solitude.
Ceci pose la question de savoir ce qui aurait pu sauver l’État de Danemark. Quel acte aurait pu être suffisamment significatif pour établir, de manière éphémère ou partielle, une éthique, un sens, une justice ? Shakespeare, on le sait, n’apporte pas de réponse. Mais il pose la question avec emphase. La réponse ne peut se trouver dans un contexte historique donné. Elle dépend de « l’évolution historique du sujet de l’inconscient » (Zafiropoulos (2017), p. 124) qui ne se révèle qu’à travers une analyse patiente des structures qui déterminent l’efficacité symbolique à chaque moment historique donné. Ce qu’on peut ajouter, c’est que l’organisation de l’espace symbolique n’est jamais facilitée par la présence de « maîtres obscènes » (Slavoj Žižek). Claudius, qui fait accompagner ses jouissances par des coups de canon pour que tout le monde soit au courant, fait partie de ceux-là, mais il y en a d’autres.
La question qui rend la lecture d’Hamlet saisissante, en 1958 comme aujourd’hui, est la suivante : quel serait, dans le vécu d’un contexte historique concret, un acte politiquement signifiant ? Comment établir une légitimité qui permettrait de fédérer une communauté, une polis, un peuple, un État ? En dynamitant les vérités intemporelles d’Œdipe Roi et en réarrangeant les pièces éparpillées avec grand art dans un kaléidoscope qui se recompose différemment à chaque fois qu’on le regarde, La tragédie d’Hamlet pose la question de la portée symbolique de l’acte politique au-delà de la question de la souffrance névrotique, qui n’en est d’ailleurs pas indépendante. Cette question de la possibilité d’un acte politique véritable, c’est-à-dire d’un acte ayant une prégnance symbolique, s’impose avec la même urgence au faîte de l’empire élisabéthain du début du XVIIe siècle, durant la transition douloureuse entre la VIe et la Ve République, ainsi que face à la confusion des populismes virtuels d’aujourd’hui.
Paris-Munich, mai 2020.
[1] Au niveau de la structure logique, Œdipe, le héros, accomplit ainsi précisément le même acte que les frères de la horde de Totem et tabou qui s’accordent sur le fait que l’ancien chef de la horde originaire était leur père. Le fait qu’Œdipe accomplit seul cet acte l’expose à l’ambiguïté de la figure du héros. Car pour que l’acte, aussi radical soit-il, soit significatif il faut qu’il reçoive validation sociale. La scénarisation de la tragédie grecque et notamment le chœur assurent alors précisément cette validation de la significativité sociale de l’acte héroïque qui dans Totem et tabou est établie par le mimétisme instinctif des frères de la horde.
Références
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