Superman ou les conditions d’émergence d’un mythe dans la modernité – Kévin POEZEVARA
Le héros et le sujet de l’inconscient
En 1962, l’année de parution de l’Oeuvre ouverte, Umberto Eco intervient au congrès « Démystification et image », organisé par le Centre international des études humanistes et l’Institut des études philosophiques de Rome. Face à un parterre d’universitaires et d’ecclésiastiques, le tout jeune trentenaire y propose un exposé intitulé Le mythe de Superman. Le sujet peut paraître léger – si ce n’est vulgaire – à côté d’autres productions du célèbre sémiologue (qui écrit à la même époque un texte sur l’influence thomiste chez Joyce[1])… ce court texte n’en est pas moins d’une ambition immense, puisqu’il y propose une description précise des modalités nécessaires à la production de mythes dans la modernité. Au-delà du désir de lui rendre hommage donc, la thèse défendue alors par Umberto Eco mérite qu’on s’y attarde et cela, je crois, pour plusieurs raisons :
– Car il est urgent – comme le préconisait Bourdieu – de « rompre avec les prénotions de la sociologie spontanée »[2] et d’opposer la réalité de la reconduction mythologique contemporaine au discours des évolutionnistes, si « prompts à déclarer obsolète la fonction symbolique dans la postmodernité »[3],
– Car en 1962 était aussi publié La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, et que l’on peut dater de cette même année l’ouverture du débat par textes interposés qu’entretinrent l’anthropologue français et le sémiologue italien (à propos, justement, de la valeur structurale des mythes),
– Et enfin, car ce petit texte est une introduction idéale à la pensée d’Eco où s’articule une problématique (pour ne pas dire un symptôme) que l’on pourra retrouver ensuite dans toute son œuvre, scientifique autant que romanesque[4].
Alors, que dit Umberto Eco de Superman ?
Il en dit que « d’un point de vue mythopoïétique, la trouvaille est carrément géniale »[5]. Du point de vue de la pure production mythologique Superman, comme personnage, confèrerait au génie… Je vais vite et renvoie au texte ceux qui souhaitent connaître le détail de la réflexion : selon Eco, seule l’utilisation du motif (en terme lévi-straussien on pourrait dire mythème) de l’identité secrète, permet la naissance d’une figure mythique à l’ère du roman. Autrement dit, c’est l’introduction du motif de l’alter ego qui conditionnerait la possibilité de la naissance d’un mythe dans un contexte romanesque. Cette thèse dépend d’une certaine conception de l’histoire de l’art, ou encore de l’idée de l’œuvre (c’est ainsi que Lacan définit le champ de réflexion d’Eco en 1972[6]) qui oppose deux civilisations, celle du mythe et celle du roman, différentes quant à leur conception du temps et donc quant à la forme qu’elles donneraient aux récits et aux figures héroïques. Les « civilisations anciennes »[7], promulgatrices d’une « image religieuse traditionnelle »[8], érigeaient des héros qui savaient rester de marbre face à l’usure du temps (le personnage était dépositaire d’une image fixe, « symbole de son développement, son enregistrement définitif et son jugement »[9]). A l’inverse, dans une « civilisation du roman, l’intérêt principal du lecteur est déplacé sur l’imprévisibilité de ce qui va arriver, et donc sur l’invention de l’intrigue, qui glisse [alors] au premier plan »[10]. Alors que dans le mythe le récit est « celui du déjà-survenu et du déjà-connu »[11], à l’inverse, une nouvelle de Poe ou un roman d’Hugo tirent leur « valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues. »[12] L’enjeu commercial évident derrière cette exigence de sursauts romanesques irait donc contre la possibilité de rencontrer, au sein de la civilisation du roman, une figure héroïque chargée de cette « fixité emblématique »[13] qui serait propre aux dites sociétés traditionnelles.
C’est là qu’intervient la trouvaille mythopoïétique carrément géniale de Superman qui, au yeux d’Eco, « constitue un cas limite, où le protagoniste a, au départ et par définition, toutes les caractéristiques du héros mythique, tout en se trouvant plongé dans une situation du romanesque contemporain »[14]. Un paradoxe narratif que le créateur est parvenu à résoudre (« fût-ce inconsciemment »[15] a-t-il la gentillesse d’ajouter) en donnant à son super héros une double identité. En effet, l’élément scénaristique du passage d’un alter ego à l’autre (outre le fait qu’on peut y voir la mise en scène du difficile mariage des deux registres) permet que soit mise en place une « solution paradoxale dans l’ordre de la temporalité »[16], satisfaisant les conditions (pourtant antinomiques) nécessaires aux productions romanesques et mythologiques. Superman, figure inébranlable par excellence, risquerait de se consumer en prenant part aux exigences romanesques que lui impose la loi du marché. Si Superman finit par succomber à son amour pour Lois Lane, s’il se marie et fonde une famille cela satisferait sans doute quelques aspirations romanesques mais ce serait aussi – nous explique Eco – faire, pour le héros, un large « pas vers la mort » : « Agir, pour Superman comme pour tout autre personnage (et pour chacun de nous), signifie se consumer »[17], « Superman doit donc rester inaltérable tout en se consumant selon les modes de l’existence quotidienne »[18]. C’est là qu’intervient, afin de résoudre cet odieux casse-tête, la figure de l’alter ego timide et binoclard Clark Kent. Si Superman ne peut se compromettre en s’abandonnant à la belle Lois, il tentera de la conquérir sous les traits de son collègue Clark. Seulement voilà, Lois repousse toutes les avances du gentil Clark à qui elle reproche sa couardise, comparé à l’héroïque Superman. Clark ne peut compromettre son identité secrète (nécessaire d’un point de vue structural) et doit donc souffrir d’être invisible pour Lois qui elle n’a d’yeux que pour Superman. Un étonnant vaudeville donc, qui protège la mythifiabilité de Superman, tout en permettant au récit de rester prometteur sur le plan romanesque… Un triangle amoureux à deux que l’on peut s’amuser à calquer sur la définition du désir que l’on a hérité de Lacan, où l’accès à l’objet se trouve barré par le rapport qu’un sujet (divisé d’avec lui-même) entretient avec son idéal, relation dans l’ombre de laquelle se dissimule mal un quatrième terme qui n’est autre que l’horizon de la mort.
Contrairement donc à l’opinion générale qui s’accorde pour voir en Superman un chantre de la toute puissance, Eco nous apprend à voir en lui quelque chose comme un triste obsessionnel, que la structure de son mythe individuel condamne à l’impuissance. L’inaltérabilité de Superman est préservée des conséquences désastreuses que pourrait avoir un mariage avec Lois, grâce à l’impossibilité du rapport textuel qu’implique la trouvaille de l’identité secrète. Finalement Lacan ne pouvait mieux dire lorsque dans son séminaire sur La lettre volée, il évoquait « l’insipidité du superman contemporain » dont aurait été préservée « la prestance du détective amateur » [19], le fameux Dupin de la nouvelle de Poe. Insipide est en définitive un adjectif plutôt satisfaisant pour un mythe qui, nous l’avons vu, doit éviter toute effusion narrative s’il veut préserver sa mythifiabilité. Une définition que n’aurait d’ailleurs pas reniée Lévi-Strauss pour qui les mythes devaient être traités avec toute la rigueur du regard scientifique, dégagé de tout intérêt pour leurs attributs formels.
Il est temps d’introduire dans le commentaire de cet exposé d’Eco ce que furent les apports de Lévi-Strauss sur cette question du rapport entre le mythe et le roman, afin de pouvoir établir si, dans le cas de Superman, véritable trouvaille mythopoïétique il y a et, le cas échant, si celle-ci tient réellement du génie. En 1968 (soit 6 ans après la conférence Le mythe de superman), Lévi-Strauss publie le troisième tome de ses Mythologiques, intitulé L’Origine des manières de table. Il y complexifie le programme suivit au cours des deux premiers opus en introduisant la prise en compte de la dimension spatio-temporelle. Résumons les données du problème : comment la pensée mythique, cette machine intégrative qui tend à écraser la catégorie de l’événement, peut-elle assimiler les problèmes logiques que pose la conjonction des catégories de l’espace et du temps ? Une réponse brusque serait qu’elle n’y parvient pas.
Que ce soit dans :
– L’Origine des manières de table (avec le mythème de la pirogue qui résout le « dilemme » de la juste distance à conserver entre cycles lunaires et solaires),
– La Pensée Sauvage (et l’exemple des churingas, qui « offrent le moyen de concilier l’individuation empirique et la confusion mythique »[20]),
– ou La voie des masques (avec le « don dithyrambique de synthèse » des masques à volets Kwakiul qui « réunissent dans leurs figurations la sérénité contemplative des statues de Chartres ou des tombes égyptiennes, et les artifices du Carnaval. »[21]),
l’œuvre de Lévi-Strauss est parsemée de ces rencontres avec des « segments sociaux »[22], sortes de médiateurs plastiques, mythiques ou rituels, censés figurer l’harmonie possible entre l’événement et la structure. Malgré ça, malgré cet espoir de parvenir à une conjonction des dimensions diachroniques et synchroniques, Lévi-Strauss soutient dans ses Mythologiques que la prise en considération de la dimension temporelle par le mythe le fait mourir comme tel et le contraint à décliner jusqu’au genre romanesque. Si l’on met, pour l’instant de côté cette idée du roman comme objet de la dégradation du mythe, les définitions d’Eco et de Lévi-Strauss coïncident point à point : les mythes découlent d’une tentative artificielle de clôture tandis que les romans « semblent résulter d’une invention plus libre »[23], dont témoignent les « gestes déconcertants »[24] de leurs héros. Déconcertants ils le sont surtout pour l’auteur des Mythologiques qui a basé tout son édifice sur l’idée que chaque élément et chaque version d’un mythe peut et doit être interprété, contrairement donc au roman qui – pour reprendre l’expression d’Eco cité plus haut – tire sa valeur artisanale de l’invention ingénieuse de situations inattendues. Ainsi, dans Comment meurent les mythes ? en 1971, Lévi-Strauss nous propose l’exemple d’un mythe Salish afin de rendre compte de cette forme de déclin que serait le passage de la structure close des mythes à la gesticulation romanesque :
« Au lieu d’une histoire inspirée par une notion de justice distributive et s’achevant sur la séparation des protagonistes en deux camps : les mauvais qui sont punis, les bons qui sont pardonnés, nous avons ici une intrigue dont la marche conduit à une issue tragique et inéluctable. Tous ces caractères montrent qu’avec cette version carrier, un passage décisif s’effectue d’une formule jusqu’alors mythique à une formule romanesque, et au sein même de laquelle le mythe initial, qui était, ne l’oublions pas, « l’histoire de Lynx », se manifeste comme sa propre métaphore : le lynx monstrueux, surgissant de manière immotivée à la fin, et châtiant moins un héros paré de toutes les vertus que le récit lui-même, pour avoir oublié ou méconnu sa nature originelle, et s’être renié en tant que mythe. »[25]
Ininterprétable comme élément du mythe, le motif immotivé du Lynx monstrueux pourrait donc simplement l’être comme signe (symptôme) de son glissement vers le registre romanesque… Je vous avais pourtant annoncé un vif débat entre Umberto Eco et Claude Lévi-Strauss sur cette question et je ne fais, pour l’heure, que de mettre en lumière la cohérence de leurs idées sur la différence entre le mythe et le roman. Encore une fois pour faire vite je dirais que s’ils sont d’accord sur l’idée qu’il faille distinguer « ce besoin avide de changement qui est propre à notre civilisation »[26] (à retrouver dans la promotion du roman, et même pire, du roman-feuilleton) de la civilisation du mythe (qui elle fait tout pour refouler la courbe historique), ils se séparent au moment de dire vers laquelle de ces deux là balance leur coeur.
L’amertume de Lévi-Strauss eut égard au genre romanesque ne fait guère de doute dans ces quelques lignes :
« L’histoire qu’ils racontent n’est pas close. Elle débute sur un accident, continue par des aventures décourageantes et sans lendemain, et s’achèvent sans remédier à la carence initiale, puisque le retour du héros ne conclu rien ». « Le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottant que, dans la débâcle qu’elle provoque, la chaleur de l’histoire arrache à leur banquise. Il recueille ces matériaux épars et les remploie comme ils se présentent, non sans percevoir confusément qu’ils proviennent d’un autre édifice et qu’ils se feront de plus en plus rares à mesure que l’entraîne un courant différent de celui qui les tenait rassemblés. La chute de l’intrigue romanesque, intérieure à son déroulement dès l’origine et devenue récemment extérieure à elle – puisqu’on assiste à la chute de l’intrigue après la chute dans l’intrigue –, confirme qu’en raison de sa place historique dans l’évolution des genres littéraires, il était inévitable que le roman racontât une histoire qui finit mal, et qu’il fût, comme genre, entrain de mal finir. »[27]
A contre courant, on trouve chez Eco une grande méfiance pour le genre mythique, proche sans doute de celle de Barthes qui témoignait (en 1956) du côté « écoeurant »[28] qu’avait pour lui le mythe. Pour Eco le risque du mythe c’est sa récupération idéologique : « le propre du fascisme est son incapacité à passer de la mythologie à la raison, ainsi que de sa tendance à gouverner en se servant de mythes et de fétiches. »[29] Bien sûr il faut faire attention à l’incohérence de vocabulaire qui existe entre l’anthropologue et le sémioticien et bien considérer que lorsque Eco (lecteur attentif de Gramsci) pointe l’influence littéraire du mythe petit bourgeois il signale les même héros de roman-feuilleton dont Lévi-Strauss déplore les gesticulations immotivées. Il n’en reste pas moins que les deux auteurs semblent avoir choisi leur camp :
– l’un cherchant à décrire la méthode par laquelle le mythe tente d’atteindre une certaine clôture pendant que l’autre s’évertue à commenter l’espoir avant-gardiste de production d’une Œuvre ouverte,
– l’un tentant de mettre à jour l’existence d’une structure commune à toutes les mythologies alors que l’autre prépare un texte qu’il intitule La structure absente.
Eco, qui tout au long de sa vie a défendu l’idéal d’une guérilla sémiologique contre ce qu’il appelait la puissance du fascisme éternel, ne pouvait se permettre – comme Lévi-Strauss – de se satisfaire de cette « philosophie de la finitude » mise en pratique par « la pensée sauvage »[30]. Il lui opposait donc radicalement la promotion d’une certaine esthétique moderne (définie par le « choix de l’ambiguïté et de l’information comme valeur essentielle de l’œuvre »), plus en accord avec son exigence intime du « refus de l’inertie psychologique » à retrouver « derrière la contemplation d’un ordre retrouvé. » [31]
Pour finir de se convaincre de la vivacité du débat par textes interposés que se livrèrent les deux hommes ont pourra citer le cas d’une citation qui leur est commune, tirée du manifeste de la doctrine sérielle : « La pensée tonale classique est fondée sur un univers défini par la gravitation et l’attraction, la pensée sérielle sur un univers en perpétuelle expansion ». Lorsqu’ Eco cite Boulez c’est pour se réjouir du « dynamisme et de la supériorité de la culture occidentale au regard des civilisations dites primitives » [32] , opposant la « plasticité » de la première aux tabous inviolables des secondes ; Lévi-Strauss de son côté évoque le cas de la musique sérielle pour en faire une triste tentative dictée « par la misère des temps » :
« Bateau sans voilure que son capitaine, lassé qu’il serve de ponton, aurait lancé en haute mer, dans l’intime persuasion qu’en soumettant la vie du bord aux règles d’un minutieux protocole, il détournera l’équipage de la nostalgie d’un port d’attache et du soin d’une destination… »[33]
Si le sémiologue et l’anthropologue prennent donc part (pour rappeler les beaux vers d’Apollinaire) à la longue querelle de la tradition et de l’invention, de l’Ordre et de l’Aventure, on aurait pu imaginer que l’article consacré au mythe de Superman puisse être un point d’accord entre les deux chercheurs. En effet, si (comme nous l’avons vu plus haut) les masques à volets Kwakiutl sont – pour Lévi-Strauss – le signe d’un don dithyrambique de synthèse entre la statuaire apollinienne et l’art dionysiaque du carnaval, reste que la transformation dépend d’un habile jeu de corde qui, à juste titre, pourra rappeler le Fort – Da freudien et qui peut, je crois, être rapproché de celui qu’implique le motif de l’alter ego super héroïque avec, à la place des volets qui masquent ou dévoilent, l’image de Clark Kent se précipitant dans une cabine téléphonique pour se changer en Superman : le journaliste ôte ses binocles, déboutonne sa chemise et révèle sa poitrine musclée flanquée du grand S rouge du héros. Même chose dans le dernier des quatre ajouts que Lévi-Strauss fit à ses Mythologiques : dans Histoire de Lynx l’anthropologue reprend la question du rapport entre mythe et roman et l’articule (par le biais du couple mythologique Lynx/Coyote) au « rêve d’une impossible gémellité qui, aussi bien en Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord, hante les mythes »[34]. Contrairement à ce que laissait entendre L’Origine des manières de table¸ la potentialité romanesque n’est plus, dans Histoire de Lynx, un simple signe de dégradation de la structure close du mythe, elle devient l’assurance d’un « déséquilibre dynamique » dont « dépend le bon fonctionnement du système qui, sans cela, serait à tout moment menacé de tomber dans un état d’inertie »[35]. On retrouve ici, au détour de l’analyse d’une mythologie ancienne, ce même refus de l’inertie qu’Eco n’accordait qu’aux seuls avant-gardistes contemporains… Il aura donc fallu attendre près de 30 ans pour que (sur le papier au moins) Eco et Lévi-Strauss trouvent enfin un terrain d’entente ! La longue querelle trouve finalement à s’achever et une image pourrait servir à sceller cette concorde : nous sommes toujours en 1990 et Eco devenu romancier vient de publier en France son second roman qui s’ouvre sur l’image du pendule de Foucault dont les incessants balancements donnent au personnage l’illusion de se trouver sous « l’unique point fixe de l’univers ». Illusion car, le pendule, « si vous le décrochez de la voûte du Conservatoire et allez le suspendre dans un bordel, il marche aussi bien ». En dernière analyse, tout point peut servir l’illusion d’être l’ombilic de la création : pour cela « il suffit d’y accrocher le Pendule »[36] ; ce qui – reprit en terme mythologique – donne l’idée que de l’interminable déséquilibre dynamique mis en scène par le mythe dépend l’efficacité symbolique que l’on accorde à un certain point d’ancrage signifiant. Le héros du mythe (et peu importe donc qu’il soit antique ou moderne), qu’il incarne une synthèse signifiante impossible ou le surgissement d’un signifiant insignifiant, brille de n’être que la forme imaginarisée d’une coordonnée linguistique. Fatalement donc il sera toujours un enjeu de choix pour ceux qui se revendiquent de l’Ordre ou de l’Aventure, car c’est à cette juste place qu’il se tient, pile entre structure et événement et du débat qu’engendre cette posture médiane découle sa valeur d’incarnant du Signe. C’est ainsi que l’on pourra expliquer l’immanquable ambiguïté qui auréole cette figure du héros, dont c’est l’honneur et le drame que de devoir représenter une conjonction arbitraire qui en dernière instance renvoie chaque fois au capitonnage improbable du signifié et du signifiant dans la langue. Superman avec sa (re)trouvaille du motif de l’identité secrète donne toute la mesure de cette schize qu’est chargé d’incarner le héros, celle-là même donc qui frappe le sujet dès lors qu’il a fait l’insondable choix de mettre le doigt dans l’engrenage de la langue et du social et qui en en ressort fatalement divisé d’avec lui même. Une division qui elle se s’embarrasse jamais de l’époque même si les hommes ont prit pour habitude de la corréler au souvenir d’une supposée Chute fondamentale, illusion que le Mythe (toujours par quelque côté prédicateur du déclin) se charge, inlassablement, d’entretenir.
En guise de conclusion nous donnerons une dernière fois la parole à Lévi-Strauss qui, dans sa fameuse Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, donnait les coordonnées d’une appréhension (que l’on pourrait maintenant qualifier d’) héroïque du sujet de la clinique où le symptôme apparaît – comme pour la paradoxale impuissance amoureuse du surpuissant Superman – comme la réalisation d’une médiation qui répondrait à un enjeu de structure :
« Dans toute société donc, il serait inévitable qu’un pourcentage (d’ailleurs variable) d’individus se trouvent placés, si l’on peut dire, hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles. A ceux-là, le groupe demande, et même impose, de figurer certaines formes de compromis irréalisable sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d’incarner des synthèses incompatibles. Dans toutes ces conduites en apparence aberrantes, les « malades » ne font donc que transcrire un état du groupe et rendre manifeste telle ou telle de ses constantes. »[37]
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BARTHES R., (1957), Le mythe aujourd’hui, in « Mythologies », Paris, Seuil, 2008
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ZAFIROPOULOS M., (2015), Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, PUF, 2015
[1] Voir dans ce même numéro ma note de lecture consacrée au texte Portait du thomiste en jeune homme.
[2] P. Bourdieu (1982), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2014, p. 282.
[3] M. Zafiropoulos (2015), Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, PUF, 2015, p. 206.
[4] Le commentaire de ce texte fut ainsi le fil rouge de ma thèse (Etude sur l’héroïsme – Incidences culturelles et cliniques de la lutte contre l’inertie, soutenue en septembre 2015 à l’Univ. Paris 7, sous la dir. de Markos Zafiropoulos) largement consacrée à l’étude de l’œuvre d’Eco.
[5] U.Eco (1962), « Le mythe de Superman », in De superman au surhomme, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 114.
[6] « Il ne me paraît pas superflu à ce propos de faire allusion à la rencontre que j’ai faite en Italie de quelqu’un que je trouve très gentil, qui est dans, je ne sais pas, l’histoire de l’art, l’idée de l’œuvre. » J. Lacan (1972), …ou pire, Livre XIX du Séminaire (1971-1072), Paris, Seuil, 2011, p. 222.
[7] U. Eco (1993), De superman au Surhomme, op. cit., p. 116
[8] Ibid., p. 115
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 116
[12] Ibid., p. 117
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 118
[15] Ibid., p. 120
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 119-120
[18] Ibid., p. 120
[19] J. Lacan (1966), « Le séminaire sur « la Lettre volée », in Ecrits I, Paris, Seuil, 1999, p. 17.
[20] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon, 2014, p. 285
[21] Cl. Lévi-Strauss (1979), La voie des masques, Paris, Plon, 2009, p. 11
[22] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 272
[23] Cl. Lévi-Strauss (1968), L’origine des manières de tables, op. cit., p. 95
[24] Ibid., p. 104
[25] Cl. Lévi-Strauss (1971), « Comment meurent les mythes », in Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, 2009, p. 310-311
[26] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 282
[27] Cl. Lévi-Strauss (1968), L’origine des manières de tables, op. cit., p. 106
[28] R. Barthes (1957), Le mythe aujourd’hui, in « Mythologies », Paris, Seuil, p. 232
[29] U. Eco, (1965), De Superman au Surhomme, op. cit., p.191
[30] Cl. Lévi-strauss (1962), La pensée sauvage, op. cit., p. 318
[31] U. Eco (1962), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p.105
[32] Ibid., p.104
[33] Cl. Lévi-Strauss (1991), Histoire de Lynx, op. cit., p. 33
[34] Ibid., p. 112
[35] Ibid.
[36] U. Eco (1988), Le pendule de Foucault, Paris, Grasset, 1990, p. 245
[37] Cl. Lévi-Strauss (1950), Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Paris, Puf, 2012, p. 16